07 septembre 2022 | Temps de lecture : 11 minutes

Des gilets jaunes aux anti-masques, un conspirationnisme Français

Quelques notes sur le conspirationnisme (2)

Peut-on parle des gilets jaunes comme d’un conspirationnisme au même titre que les anti-masques et antivax ? Nous avons des mouvements qui ont agrégé des rancœurs, et les composantes conspirationnistes y ont été actives. Mais pourquoi est-ce que ça a pris une telle ampleur?

Dans notre première partie, nous nous sommes interrogés sur le succès de QAnon et sur le ressort des théories du complot. Ici, nous allons nous concentrer sur un autre aspect de conspirationnisme : la convivialité, plus forte que l’incohérence. Avec en toile de fond, l’évolution des milieux conspirationnistes entre gilets jaunes et pandémie. 

Bref rappel chronologique

La fin des années 2010 nous a offert deux séquences coups sur coups, les gilets jaunes et le Covid. Ici, il ne s’agit pas de se demander si les gilets jaunes avaient raison ou si le gouvernement a bien géré la pandémie. On trouve un fil logique qui a permis à la complosphère de se développer. Tirons le ensemble.

Les gilets jaunes, mouvement social ou conspirationnisme ?

Une grogne sociale hétérogène

Fin 2018, l’État prévoir une hausse de la TICPE qui augmente mécaniquement le prix du carburant. C’est le point de départ de notre histoire. Suite à des appels sur les réseaux sociaux, le 17 novembre 2018, des milliers de Français occupent les ronds-points. Puis, certains vont occuper ces lieux h24 et manifester tous les samedis. Rapidement ça dégénère en particulier à Paris où les manifestants veulent s’en prendre à l’Élysée et aux ministères, et appellent à occuper les champs Élysées. On connaît la suite, avec son cortège de violences policières.

Avec les gilets jaunes, nous avons affaire à un mouvement hétérogène. Pas de porte-parole (on se souvient de Benjamin Cauchy par exemple, qui a été désavoué rapidement), pas de revendications claires : juste mieux vivre, quitte à se calquer sur des revendications patronales (baisses d’impôts et de cotisations salariales afin d’augmenter le net, entre autres).

Parce que ce mouvement est avant tout une lutte contre la vie chère et pour une hausse du pouvoir d’achat. C’est le symptôme d’une politique libérale qui durent depuis des décennies. Mais comme on dit : ceux qui professent la Révolution seront les derniers au courant le jour où elle démarrera. Les gilets jaunes passeront de l’ambiance des ronds-points à la tentative insurrectionnelle du samedi, avant de petit à petit voir la participation se réduire à un noyau déterminé. Et c’est ça qui nous intéresse aujourd’hui.

Quel conspirationnisme chez les gilets jaunes alors ?

Les premiers jours ont été marqué par l’apparition d’un Gloubiboulga où entrepreneurs et ouvriers se retrouvaient derrière le même étendard. Rapidement, on ne verra plus les premiers, alors que les seconds vont continuer une lutte qui ressemble plus à une fuite en avant. Les samedis (oui parce que la semaine, les gens bossent ! Et la grève n’est pas un outil politique populaire chez les gilets jaunes) se succèdent et voient des tentatives de récupération violentes avec notamment la présence de toute la fachosphère qui viendra se pavaner en tenue de sécurité routière.

L’attitude du mouvement est déjà trouble vis à vis de l’extrême droite. Si certains sont inflexibles, pour d’autres, la démocratie doit être totale. Vous parlez d’une aubaine ! Plus le temps va passer, plus on va voir apparaître une somme de messages et de revendications clairement conspirationnistes. Rapidement, on va voir réapparaître le RIC, et tous les discours sur la destitution. Forcément, on y voit défiler tout un tas de vieilles connaissances : comme Sylvain Baron, toujours tenté par le coup de force.

Et devinez qui on voit débarquer dans cette confusion politique la plus totale ? Qui ? Dieudonné ! Ryssen ! Nos bons vieux antisémites franchouillards. Ils accompagnent un mouvement de fond où des slogans antisémites fleurissent sur certains ronds points, le tout sur fond de défiance généralisée envers les médias, les politiques et toutes institutions.

Alors on ne peut pas dire que le mouvement des gilets jaunes ait été un conspirationnisme particulier. Dans le contexte des années 2000, il s’inscrit dans une continuité, et va servir de cocon par ses passerelles et ses porte-voix, pour la crise suivante qui est imminente.

Epidémie covid, des antimasques aux antivax

Et tout à coup, patatra ! Pangolin, chauve souris et pandémie mondiale, vous connaissez la suite : les derniers acharnés des rond-points se retrouvent confinés comme la quasi totalité de la planète. Le Covid19, on en parlé en long en large et en travers. Il n’a évidemment pas fallu longtemps pour que les théories du complot fusent. Mais intéressons nous à la façon dont ça s’est articulé avec la fin des gilets jaunes.

Tout d’abord, on a vu que la pandémie a marqué un coup d’arrêt aux manifestations et aux rassemblements. L’urgence était soudainement ailleurs. Les médias se sont concentrés sur de nouveaux intervenants.

Le complotisme en blouse blanche

A partir de ce moment là, nous avons vu débarquer des Raoult, Fouché, Perronne… Certains étaient des mandarins et leur parole, pour nous néophytes, était d’or. Seulement, très vite nous nous sommes rendus compte qu’ils disaient n’importe quoi. Didier Raoult est parti en guerre contre l’institution et sa fulgurante médiatisation a flatté son égo autant qu’elle a rendu visible les critiques à son égard.

Louis Fouché incarne cette dynamique. Reprenons le contexte : la France manque de tout en cette début de pandémie. Nous n’avons ni masques, ni tests. Quand enfin les masques arrivent et deviennent obligatoires, il prend position sur les réseaux sociaux. Raoult le soutient, il devient une personnalité. Cnews l’invite, puis Hanouna et au fur et à mesure, il prend des positions de plus en plus radicales : antivax, comparant le confinement à des camps de concentration. Reinfocovid était né!

La suite pour plusieurs d’entre eux, c’est la mise au ban du milieu médical et une notoriété à gérer, des livres à écrire et des invitations à honorer auprès des médias de réinformation des complosphères/fachosphères. la boucle est bouclée.

Le star système et le complotisme

Jean Marie Bigard ou Francis Lalanne ont toujours eu du talent… pour se distinguer. Que ce soit par leur colossale finesse ou des prises de position complètement démago, les deux sont au rendez-vous. Et comme ils avaient bénéficié d’une certaine aura médiatique pendant l’épisode des gilets jaunes (peu importe qu’ils n’aient pas fait l’unanimité auprès de ces derniers d’ailleurs).

Fatalement, il devait rester quelques caméras braquées sur eux pendant la pandémie. Et ça n’a pas loupé : il y a eu une synergie entre ces personnages hautement médiatiques et des mandarins de la médecine. Résultat, la dictature nous guette ! Les traitements existent, la maladie a été inventé, le vaccin est un faux, c’est Bill Gates, « ils » veulent asservir la planète entière.

On retrouve ici la continuité de complotisme de certains gilets jaunes, le rejet de l’État et des institutions s’est élargit à un rejet des institutions médicales. Tous les discours iconoclastes, peu importe qu’ils se contredisent sont repris, partagés et déformés, contre Macron, le pangolin et leur monde.

2.La convivialité comme moteur

Nous avons vu le déroulé succinct des évènements. Tentons d’analyser les choses. Nous pouvons ici dégager trois axes du conspirationnisme Français :

  • le confusionnisme et le rejet des institutions
  • la convivialité
  • le rejet des sciences

Émergence de la confusion

Ce qui apparaît en premier lieu, c’est l’agrandissement d’une zone grise : ni ouvertement conspirationniste, ni complètement fermée aux théories du complot.

On l’observe particulièrement bien par exemple avec des personnages comme Étienne Chouard, dont le refus de choisir un camp et son entêtement à discuter avec tout le monde l’ont amené à entretenir des relations avec d’autres personnalités sulfureuses, jusqu’à se faire absorber par elles. Ces dernières années ont permis à cette zone grise de grandir de façon exponentielle et de créer une grande confusion : se revendiquer de gauche et réactionnaire, contre les institutions démocratiques pour promouvoir une plus grande démocratie … On est plus à un paradoxe près, et au final, c’est l’extrême droite qui en tire le plus grand bénéfice.

Dans ce contexte, de nombreux gilets jaunes qui avaient tant de choses à dire sur la misère et l’exploitation se sont retrouvés dans un discours inaudible, flirtant régulièrement avec cette zone grise. Cette rancœur que personne ne voulait entendre a finit par achever sa métamorphose et une partie des gilets jaunes se sont structurés dans le rejet de ceux qui n’écoutent pas (On verra par exemple Florian Philippot navigant à vue sur la vague de la récup’ sur la seule justification qu’il écoute).

Être ensemble, plus fort que la cohérence

Les gilets jaunes ont ramené sur le devant de la scène l’esthétique de la lutte. Par effet contraste, on a surtout pu voir à quel point le modèle des manifestations syndicales et/ou politiques n’avaient plus d’impact. Seule la violence était médiatisée. Et pour les gilets jaunes, ça sera celle de la police en premier lieu.

Mais pourquoi préférer le rassemblement autour des merguez sur un rond-point plutôt que dans un local syndical ? Ici, on va se confronter à un élément essentiel : l’atomisation des travailleurs. Chacun dans son coin à ruminer sa colère (légitime), bercé par un anti-syndicalisme radical et une méfiance exacerbée, les structures ne pouvaient pas s’entendre avec cette partie des ouvriers qui se sentaient plus proches des petits patrons.

Le rond point, nouveau lieu de convivialité

A partir de là va se créer une convivialité, des bons moments, de l’écoute. Sur les ronds points vont se créer des histoires d’amitié, d’amour ou de partage. Pour certains, ça sera l’organisation de voyage hebdomadaires à Paris pour défiler et vivre ensemble quelque chose qui s’éloigne de la routine. Parce que le rond point est aussi festif que libérateur pour une parole longtemps ignorée. Quand d’un coup, tout ce qui n’avait pas été dit depuis des années sort, on y retrouve la solitude de parents isolés, la difficulté de joindre les deux bouts avec un CDI, la frustration de ne pas « réussir » mais aussi de la haine, du racisme, de l’antisémitisme.

Ce besoin de comprendre, d’écrire un récit commun autour des histoires de chacun et du vécu collectif est un point essentiel. Même s’il s’agit de parler de tout et de rien, cette socialisation est la base de la lutte, c’est une forme de réappropriation. En revanche, en dehors de tout culture et d’expérience militante, le rond point devient un terreau fertile pour le complotisme et les gilets jaunes ne pourront rien faire de ces discours hétéroclites. Ça ne permet pas de construire quoi que ce soit.

D’un discours scientifico-alternatif à l’anti-science

Quand la pandémie arrive en France, les gilets jaunes sont en perte de vitesse et le complotisme est devenu une constante du mouvement. Fatalement, le confinement va empêcher cette socialisation des ronds points, et il va falloir trouver rapidement une alternative. C’est là qu’il ne faut pas perdre de vue que tous ces mouvements existent également sur les réseaux sociaux où les porosités sont extrêmes. Alors que les plateaux TV sont occupés par de nouveaux experts, les mandarins épidémiologistes, les débats se font sur les plateformes à disposition sur internet.

Passée cette période d’incrédulité, l’essentiel des travailleurs a du temps à tuer. Pendant que certains jardinent et d’autres font du pain, d’autres écument les groupes sur Facebook, les threads Twitter et se retrouvent absorbés, avec les effets de bulle dans un maelstrom de discours contre le gouvernement, Big Pharma et les élites.

Et qui était déjà en place sur le créneau « santé » dans ces places fortes de la complosphère ? Un tas de charlatans comme Thierry Casasnovas (Quenelle d’or qui fait repousser les membres amputés avec du jus de légumes). Et pour tout un tas de gens terrifiés par la maladie et ce qu’elle avait encore d’inconnu, il y avait des solutions clé en main : le virus a été inventé, le virus n’existe pas, le virus est un prétexte.

L’ère de la défiance

Sur fond d’un « Macron démission » fédérateur mais peu constructif, on rajoute une défiance envers tout ce qui va venir des autorités en terme de gestion sanitaire. Quoique contestable sur plein d’aspect, cette gestion s’imposait au risque de multiplier les morts. Mais de plus en plus isolé dans le monde du complotisme, cette frange de gilets jaunes avait perdu toute lucidité.

A partir de ce moment là, cette défiance devient un discours où tout se vaut : opinion et savoir, idée grattée sur un coin de table et consensus scientifique. Tout se discute, et peu importe qu’on ait aucune compétence dans un domaine. Ici, on préfère des médicaments recommandés par un professeur ou un autre. C’est le moment de bascule où le discours anti-science devient dominant dans un milieu qui rejette les vaccins et les masques. Et ce, en invoquant des raisons toujours diverses mais qui ont en commun « d’aller contre ».

Nous avons vu comment certains sont passés du complotisme des gilets jaunes au complotisme antivax. Il s’agit certes d’une frange minoritaire du mouvement initial, mais qui a pour elle d’avoir suivi une évolution linéaire : quand la Russie envahit l’Ukraine, elle soutient Poutine, quand la cour suprême met en danger le recours à l’IVG aux USA, elle soutient les mouvements anti-IVG.

La réappropriation des moyens de lutter

Face à cette dégradation du tissu militant, comme réagir?

Le combat des sciences

C’est maintenant que les choses se compliquent. Une des solutions avancées, c’est le combat des sciences, le combat pour la raison. Si il y a rejet des sciences (un discours clairement anti-science) : les arguments ne portent pas parce que l’émetteur est discrédité pour ce qu’il est. Si il n’y a pas de rejet des sciences, les arguments ne portent pas parce que noyés dans la masse où tout se vaut. C’est l’impasse : peu importe que des arguments soient bons ou non, ils ne portent pas. Parce que le débat d’idée n’est pas un marché où le meilleur produit l’emporte.

Nous nous retrouvons donc face à un dilemme : depuis dix ans, nous, Debunkers travaillons à combattre les mensonges et la désinformation. C’est un travail chronophage et clairement déséquilibré. Pire, pour pouvoir rivaliser dans le respect de la déontologie que nous nous imposons, une réponse qui touche aux domaines des sciences implique de consulter des personnes compétentes. C’est encore plus de travail et encore plus de temps.

Finalement, ce ne sont peut être pas les sciences qui vont résoudre ce problème, mais l’approche qu’on en a. Et cette approche est politique.

Si la crise sanitaire que nous venons de traverser a appelé beaucoup de références du champ scientifique, on ne peut pas s’en contenter. La crise des gilets jaunes, la Russie ou l’IVG aux USA sont des crises politiques, qui appellent des positionnements éthiques. A travers ces crises, nous avons vu que les mêmes personnes en venaient à s’enferrer dans des schémas de pensée propres au conspirationnisme.

Le combat politique

Donc, il va falloir aborder le complotisme comme une question politique. Dans la partie précédente, nous avions vu la nature anti-démocratique du complotisme. Il ne s’agit pas de promouvoir une dictature. Mais bien souvent en ne proposant rien d’autre que le rejet tant du pouvoir en place que du progressisme, on dégage de l’espace pour un ordre moral rétrograde et autoritaire.

Et forcément, avec la médiocrité de notre classe politique, on est pas rendu. À l’image d’Emmanuel Macron qui veut emmerder les anti-masques ou qui envoie les flics taper dans le tas, on se retrouve coincé entre deux bords. Ainsi le champ politique s’est recomposé entre un pouvoir souvent tenté par l’autoritarisme et un camp contestataire à tendance conspirationniste. Le long et lent virage autoritaire du pouvoir se fait à la limite du cadre démocratique, alors qu’en face, on a affaire à une frange qui n’hésite pas à sortir du cadre démocratique. Démocratie bourgeoise contre fascisme.

Dans ce contexte, aucun autre projet de société n’est audible. C’est là qu’il faut développer de vraies propositions.

Ré-inventer la convivialité

La crise des gilets jaunes avait pour elle de mettre en lumière une réalité crue, dont la gauche avait fait abstraction : la condition de prolétaire. Pire, nous n’avons fait que constater l’atomisation progressive ces dernières décennies des travailleurs, citoyens… Chacun dans son coin. Et loin des centres villes, il suffisait que l’essence augmente de quelques centimes pour atteindre durement les plus fragiles.

À Hénin-Beaumont, le RN a remplacé le PC dans son rôle de maillage local. Il ne s’agit pas seulement de stratégie électorale, mais de solidarité ouvrière. Si l’extrême droite n’a pas opposé ses syndicats, elle les mine de l’intérieur. Plus que les partis, ce sont les syndicats qui sont en première ligne pour un changement de société. Aujourd’hui, le faible taux de syndicalisation rend difficile de mener de grandes luttes.

Grève générale…. ou pas!

Quand la colère monte, tout le monde appelle à la grève générale. Nous avons observé un regain de ce spontanéisme dans la crise des gilets jaunes : « Mais où sont les syndicats ? » Une grève générale, c’est une conséquence logique, le résultat d’une synergie, ça demande du travail et de l’organisation, il n’y a pas de bouton magique. Et la tentation de l’insurrection profondément inscrite dans notre folklore national semble plus un symptôme du désespoir et de l’impuissance.

La solidarité n’est pas un vain mot. Les gilets jaunes ont su être solidaire entre eux. Le Covid a montré à quel point un confinement peut rapprocher les gens. Des convois se montent pour aider les réfugiés Ukrainiens (même si il y en a eu pour les Syriens par exemple, ils restent moins nombreux). La solidarité, c’est de la convivialité au sens politique.

C’est cette solidarité qui permet de lutter contre l’atomisation et qui permettra une organisation plus pérenne. L’instabilité, l’isolement, la frustration, la fragilité, ce sont des moteurs qui alimentent le conspirationnisme, que ce soit avec les gilets jaunes ou les anti-masques/antivax.

Conclusion

À défaut de se faire entendre, c’est un tout autre projet qui remporte l’adhésion de gens déterminés aujourd’hui. Et il tient plus du fascisme que de l’émancipation.

Alors des gilets jaunes aux antivax, on a vu une frange conspirationniste se détacher et devenir plus radicale. Un bon signe pour les reconnaître : à chaque nouvel évènement, ils prennent le contre-pied du pouvoir. Appelez ça l’esprit de contradiction…

Nous avons vu dans les deux premières parties des facettes différentes du conspirationnisme : l’emprise conspirationniste d’abord, puis la convivialité dans la seconde. Dans la prochaine partie, nous verrons comment le mode de pensée anti-impérialiste fonctionne comme un esprit de contradiction.

Pour en savoir plus

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