04 novembre 2021 | Temps de lecture : 10 minutes

Décorticage d’une technique de communication des extrêmes droites: l’inversion accusatoire

Parmi les rhétoriques de l’extrême droite, une à une place toute particulière au vu de sa fréquence d’emploi et de l’importance psychologique d’utilisation, c’est « l’inversion accusatoire ».
Elle est utilisée non seulement au quotidien dans des discussions simples avec le facho lambda, mais prend aussi toute sa place d’artillerie lourde dans les discours des leaders d’extrême droite.
Elle répond à plusieurs problèmes que l’extrême droite rencontre dans sa présentation, mais permet aussi de développer une véritable tactique rhétorique répondant aux problématiques discursives des extrêmes droite.

En résumé
L’inversion accusatoire est une technique qui permet d’éviter d’argumenter en accusant son interlocuteur. Peu importe si c’est absurde, peu importe si c’est grotesque.
Cette technique est régulièrement utilisée par l’extrême droite qui a impérativement besoin d’attaquer en premier pour se donner une bonne image.

C’est devenu un système de propagande tellement répandu que nous ne sommes pas les seuls à nous en être aperçu. A notre grand amusement, Arrêt sur Image a sorti un article sur le même sujet alors que nous écrivions celui-ci.
Plongée dans un système de communication généralisé dans la galaxie des extrêmes droite.

1) »L’inversion accusatoire », qu’est ce que c’est?

Aux échecs, un « bon tour » nécessite que vous ne soyez pas obligé au tour suivant de revenir en arrière avec la même pièce sur la case précédente. Autrement dit, la meilleure défense; c’est l’attaque.  Imaginez donc un procédé rhétorique qui vous permette d’attaquer en neutralisant l’adversaire, ce qui renforce votre défense. Ce procédé rhétorique fallacieux se nomme « l’inversion rhétorique », et il est tout simple: attribuer à votre adversaire vos propres défauts/turpitudes.

Un bon exemple c’est cette litanie sempiternelle que l’on « entend » depuis pas mal d’années maintenant sur le fait que « le fascisme c’est la gauche », « la collaboration, c’est la gauche », ou bien « le nazisme est d’extrême gauche, car « nazi » veut dire « national SOCIALISTE ».

meme inversion accusatoire
socialisme fascisme

Bien entendu les preuves que vous allez demander à votre interlocuteur sont autant à l’avenant. Il va vous citer des noms, comme celui de Mussolini, Laval ou Déat. Pourquoi? Parce que ceux ci ont commencé leur carrière politique à gauche. Sauf que… chacun d’entre eux s’est fait VIRER de son parti de gauche respectif au fur et à mesure de son évolution vers l’extrême droite. A ce titre là on pourrait affirmer tranquillement que Zemmour ayant été « chevènementiste » par le passé est toujours socialiste. Et il n’est d’ailleurs pas le seul à être passé d’un mouvement « souverainiste/nationaliste » vers l’extrême droite.
Mais là n’est pas la question.
Ce que nous voyons ici c’est la logique du discours et surtout ce qu’il implique:
-La gauche, c’est le fascisme et le nazisme
-« Nous » sommes innocents d’une quelconque connivence avec nos « ancêtres idéologiques »

On remarquera d’ailleurs que le PCF a bien fait son aggiornamento par rapport à la période stalinienne/URSS, mais que jamais un parti d’extrême droite n’a fait le sien avec le nazisme/fascisme. Ils refusent tout simplement cette affiliation idéologie, politique, historique. D’où ce type d’attaque/défense qui permet de louvoyer autour de cette question centrale.

Le principe est donc simple: accuser son interlocuteur ou un groupe politique/ethnique/religieux de ce que vous même (ou le(s) groupe(s) politique(s)/ethnique(s)/religieux au(x)quel(s) vous appartenez) a pensé/dit/fait par le passé, aujourd’hui, menace(nt) de faire demain.

En psychiatrie, c’est un processus de défense assimilé à la « projection ». En psychologie et en psychanalyse, la projection correspond à l’opération mentale par laquelle une personne attribue à quelqu’un d’autre ses propres sentiments, dans le but de se sortir d’une situation émotionnelle vécue comme intolérable par elle: la personne n’a pas conscience d’appliquer ce mécanisme, justement car elle n’accepte pas les sentiments, ou sensations, qu’elle « projette » à l’extérieur, sur l’autre ou sur un objet. Il s’agit donc de mouvements pulsionnels intolérables, ou en tout cas, perçus comme tels.

C’est le mode de défense primaire de la paranoïa.

Mais ici pas d’inconscient, c’est un élément de communication voulu et calculé. Quoique des fois on peut se poser la question de l’interaction des deux: communication contrôlée et psychopathologie du communiquant.
Un excellent exemple est cet extrait d’une interview de Zemmour suite à son meeting en Corse:

Dans cet extrait, notre politicard accuse « la gauche » d’un « théâtre antifasciste ». Il affirme que l’accusation de « fascisme » serait un procédé de propagande stalinien des années 30. Et il en donne comme « preuve » le fait que certaines de ses accusations par le passé sont manifestement ridicules et que l’accusation portée à son encontre est donc du même tonneau. Le terme de « fascisme » serait donc un concept vide de sens:

« la gauche passe son temps à inventer des concepts pour criminaliser l’adversaire ».

Que répondre à cela?

  1. Effectivement le terme de « fasciste » a été utilisé à tort et à travers par le passé. Ce terme désigne une des branches de l’extrême droite. Mais il est passé dans le langage courant pour désigner toute personne d’extrême droite.
  2. Zemmour est il donc « fasciste »? Non. Le fascisme a un modèle économique de « troisième voie » basée sur le corporatisme; alors que Zemmour est un néo libéral bon teint dans le plus pur style de « l’école de Chicago ».
  3. Est il « d’extrême droite »? Oui. Bien sûr. Quels que soient les critères utilisés pour définir quelqu’un d’extrême droite, il en fait partie incontestablement. Exemple:

Cas Mudde a catégorisé les familles d’extrême droite dans sa thèse intitulée «The Extreme Right Party Family. An ideological approach» (1998). Pour lui, appartiennent à l’extrême droite les formations qui combinent :

  • Le nationalisme (étatique ou ethnique) ;
  • L’exclusivisme (donc le racisme, l’antisémitisme ;
  • L’ethnocentrisme ou l’ethnodifférentialisme) ;
  • La xénophobie ;
  • Des traits antidémocratiques (culte du chef, élitisme, monisme, vision organiciste de l’État) ;
  • Le populisme ;
  • L’esprit anti-partis ;
  • La défense de la loi et de l’ordre ;
  • Le souci de l’écologie,
  • Une éthique de valeurs qui insiste sur la perte des repères traditionnels (famille, communauté, religion),
  • Un projet socio-économique qui mélange corporatisme, contrôle étatique sur certains secteurs et croyance forte dans le jeu naturel du marché.

Définition selon le discours

L’historien français Michel Winock, dans son ouvrage «Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France» (2004) tente de définir l’extrême droite en  donnant neuf caractéristiques aux mouvements d’extrême droite qui découlent du « discours de la décadence :

  • «La haine du présent», considéré comme une période de décadence
  • «La nostalgie d’un âge d’or»
  • «L’éloge de l’immobilité», conséquence du refus du changement ;
  • «L’anti-individualisme», conséquence des libertés individuelles et du suffrage universel ;
  • «L’apologie des sociétés élitaires», l’absence d’élites étant considérée comme une décadence ; élites appartenant, bien entendu aux cercles du pouvoir!!!
  • «La nostalgie du sacré», qu’il soit religieux ou moral ;
  • «La peur du métissage génétique et l’effondrement démographique» ;
  • «La censure des mœurs», notamment la licence sexuelle et l’homosexualité ;
  • «L’anti-intellectualisme», les intellectuels n’ayant « aucun contact avec le monde réel » (Pierre Poujade).

Ici ce qui est important c’est la rhétorique utilisée, c’est « la gauche qui invente des concepts »… Sauf que c’est de l’inversion accusatoire. Avez vous conscience du nombre de concepts creux inventés par l’extrême droite ces dernières années? « mondialisme », « islamo gauchiste », « wokisme », « bien pensant », etc, etc… Et on en passe et des meilleures. C’est même juste devant l’inversion accusatoire, LA technique de com la plus utilisée par les extrêmes droite!!!!
Au point que nous lui avons déjà consacré un article entier!

Mais dans l’esprit de l’auditeur la liaison est faite: c’est « la gauche » qui invente des concepts (Sic Transit Gloria Mundi), Zemmour n’est pas fasciste et innocent, tout ceci étant du théâtre. Et cerise sur le mac do, Zemmour se retrouve exonéré de donner une justification sur son appartenance ou non à un courant de pensée d’extrême droite.

L’opération de com est absolument énorme, mais est elle entièrement consciente, calculée? Ou bien est ce aussi un phénomène de fonctionnement psychopathologique du politicien? En clair, n’est il pas au fond CONVAINCU par ce qu’il dit?
Impossible de mesurer dans quel mesure quel processus est impliqué. Et donc impossible à affirmer. Mais on peut avancer comme hypothèse que le procédé de communication fonctionne d’autant mieux qu’il correspond au mode de pensée de la personne. Or quelle famille politique incite à penser le monde comme un vaste danger hostile qui ne cherche qu’à « nous » menacer et « nous » nuire?
Bingo.

Et c’est sans dote là qu’est le problème principal de ce procédé rhétorique: il imbrique étroitement un mode de pensée avec une technique de communication de par son fonctionnement « globalisant » de l’argumentation. Dès lors il est extrêmement difficile de le contrer. D’autant que si vous accusez l’autre d’inversion accusatoire, votre opposant peut à son tour vous accuser d’opérer VOUS-MÊME de cette façon. Vous entrez ainsi dans une sorte de boucle sans fin ou chacun s’accuse des turpitudes de l’autre.
Comme tout procédé rhétorique fallacieux, il entraîne des affects et non une réflexion argumentative logique.
C’est pourquoi le seul moyen efficace de lutter contre celui-ci, c’est justement de revenir aux FAITS.
Demandez qui a fait quoi, qui a dit quoi, démontez méticuleusement les mots manipulateurs, les “on” (Qui?) les “toujours”/“jamais” (quand, précisément?), les “partout”/“nulle part” (Où précisément?), etc…

Dans l’exemple de Zemmour ci-dessus, les objections sont nombreuses comme nous l’avons fait.

  • Que veut dire « fascisme »
  • Quel est le sens étendu?
  • « La gauche », qu’est ce que « la gauche », laquelle fait ce genre d’accusation?
  • « Invente des concepts »? Lesquels? Le fascisme est il un concept creux?

A partir de ce moment là on pourra commencer à poser l’attaque politique qui convient:

  • Non le « fascisme » n’est pas un concept creux
  • Non Zemmour n’est pas « fasciste » mais bien d’extrême droite » ce qui ne diminue pas la portée de ce qu’il dit
  • Non c’est bien SON camps politique qui utilise à outrance la création de concepts creux qui « criminalisent l’adversaire ».
    Problème bien entendu de cette méthode et qui s’inscrit dans la « loi de Brandolini ». Le temps consacré à démonter cette argumentation est inversement proportionnel à celui qu’il a fallu pour la lancer…

Lors d’un débat oral, c’est presque impossible de s’en dépatouiller de cette façon. C’est pourquoi nous recommandons l’utilisation d’une « formule humoristique disruptive ». Toujours sur le même exemple de Zemmour, si vous étiez en face de celui-ci au moment où il vous sort cette énormité, on pourrait tenter quelque chose comme « D’accord M. Zemmour », on ne vous traitera plus de « fasciste », mais de « bien pensant mondialiste wokiste islamo gauchiste »… Devant la stupéfaction engendrée par une telle assertion vous pourrez faire passer que contrairement à ce qu’il vient d’affirmer, ce sont bien les extrêmes droites qui inventent ces concepts car chacun sait d’où ils proviennent. Cela sera peut être même le moment d’introduire une brève explication sur le sujet. Et par l’humour qu’avez vous fait là?
Bingo. Vous avez utilisé vous même avec de l’humour le procédé d’inversion accusatoire. Vous le désamorcez par là même.

2) L’inversion accusatoire, la reconnaître par l’exemple.

Il n’est pas si évident de reconnaître ce procédé. Et de le détecter. C’est pourquoi nous allons voir quelques exemples de celui-ci pour bien comprendre ses différentes formes.

Le « céçuikidikiyest »

Rien de bien compliqué dans cet exemple. C’est celui que nous avons utilisé plus haut de Zemmour. Ou l’accusation de « le nazisme c’est la gauche ». Le procédé est relativement aisé à repérer. On se souvient dans ce style de l’infox concernant « Churchill et les antifas » que nous avions debunké il y a quelques années:

Fausse citation de Churchill

Plus de dix ans après sa création, elle circule toujours , et elle est toujours crue.

Autre exemple intéressant relevant du « complot judéo maçonnique »:

Le complot judéo maçonnique sauce QAnon

L’image est sans détour: il n’y a pas eu de massacres religieux; et les loges maçonniques pratiquent des tortures d’enfants. Ceux ci accusant l’inquisition de leurs propres monstrueuses turpitudes. On peut supposer que ce dessin a été commis sous l’influence QAnon. On y retrouve ici sa thèse des « enlèvements d’enfants » et de torture de ceux ci dans des souterrains.
Enfin on notera le détournement de la pensée maçonnique.

Le complotiste, c’est les autres

Variante du précédent, celui ci est beaucoup plus précis, il va reprendre point par point des constatations de fonctionnement chez vos interlocuteur. Celui ci va alors le retourner et vous accuser de vos propres accusations. Exemples:

L’innocent, le résistant, c’est moi

Cette fois, au lieu d’attribuer vos défauts aux autres, vous leur volez leurs attributs. Exemple, ici le « résistant », c’est le complotiste fascistoide.

 

  • L’inversion de l’inversion

Beaucoup plus subtile est cette version. Cette fois, vous accusez votre adversaire de pratiquer l’inversion accusatoire. Bien sûr vos arguments avancés n’ont aucun sens, mais ce n’est pas un problème. N’oubliez pas que vous ne faites pas appel à la logique, mais à l’affect. Et il est très logique d’y retrouver dans ces versions des « intellectuels » de l’extrême droite. Les tenants de la « nouvelle droite » ou Ryssen qui connaissent l’importance de l’enjeu:

L’inversion accusatoire de l’essentialisme

Utilisée principalement dans le cadre de l’antisémitisme, il s’agit cette fois d’accuser les victimes d’hier d’être les bourreaux d’aujourd’hui. On va comparer les soldats israéliens aux nazis du 3ème reich par exemple. On parle de « génocide du peuple Palestinien », et le sionisme est associé au nazisme. Un bon exemple décrit dans un de nos précédents articles est d’écrire le mot « sionisme » avec deux « S » majuscules: « sioniSSme ». Le propagandiste va ainsi lier sionisme et les SS de sinistre mémoire dans l’esprit du lecteur.

Et enfin un exemple qui cumule les deux précédents, issu du site d’un antisémite hystérique: L. Glauzy. Cette fois on attribue aux juifs d’avoir fait de véritables autodafés de la « culture allemande » en 1945. Alors que ceux qui eurent lieu pendant l’époque nazi était de gentilles tentatives de se débarrasser de « livres pornographiques »…

 

”Le moyen le plus efficace pour détruire les gens est de nier et d’effacer leur propre compréhension de leur histoire !” ( George Orwell)
Après la capitulation en 1945, à la suite des quatre premières années d’occupation militaire, la société allemande a subi des changements plus importants qu’elle n’en avait connus pendant douze ans de règne national-socialiste.« Après 1945, la plus grande destruction de livres de l’histoire a eu lieu en Allemagne, dans le but d’éteindre la culture allemande et la mémoire collective allemande
( Kontrollratsbefehl n•4. “Einziehung von Literatur und Werken nationalsozialistischen und militaristischen Charakters”, 13 mai 1946).
Afin de mener efficacement la rééducation planifiée, 35.743 titres et publications dans des Bibliothèques et des librairies furent détruits, y compris des légendes héroïques et des livres pour enfant.
(“Allied Censorship in post-war Germany”[ Censure alliée dans l’Allemagne d’après-guerre], Junge Freiheit, 11 mai 2007.)
Une statistique ironique, étant donné que la destruction de livres par le feu a toujours été citée comme un exemple de l’extrémisme national-socialiste.  »

Gérard Menuhin Page 70, dites la vérité et vous humilierez le diable.
NB Les livres que les Allemands brûlèrent en 1933, furent surtout les livres porno qui débauchaient la jeunesse et la population allemande. On observe tout ça en ce moment même (2019) dans les livres destinés aux enfants dans les écoles.

On notera pour la bonne bouche les trois petites subtilités de propagande de ce texte:

  1. Citer Georges Orwell comme référence (argument d’autorité). Orwell étant socialiste, ayant travaillé pendant la guerre à la BBC pour contrer la propagande nazie, l’auteur commet une remarquable inversion accusatoire d’acquisition d’une personnalité de gauche résolument opposée à celle de Glauzy.
  2. Réussir à mettre sur le même plan les autodafés nazis et l’ordonnance n°4 du Conseil de Contrôle sur l’élimination des éléments de propagande du régime nazi. Inversion accusatoire à nouveau.
  3. Citer enfin Gérard Ménuhin qui est certainement un des négationniste les plus contestés du fait de sa défense passionnée du régime hitlérien, mais surtout de son ascendance juive. Personnage au dessus de tout soupçon puisque juif selon les négationnistes du style de Glauzy.

CONCLUSION

Comme nous venons de le voir, la pratique de l’inversion accusatoire est largement utilisée par les extrêmes droite, ce qui est très problématique du fait des caractéristiques de communication de ce procédé. Les divers exemples que nous avons pris n’ont pas de valeur exhaustive. Elles servent simplement à illustrer notre propos et à aider le lecteur à repérer dans un discours ou un écrit ce type de procédé.
En se souvenant que contrer celui-ci vous oblige à rester extrêmement factuel et à noter scrupuleusement les éléments du discours de votre opposant. Il vous appartient d’y repérer tout ce qui est imprécis et à le reformuler sous forme de question comme expliqué plus haut.
C’est à notre avis le meilleur moyen de s’en sortir, mais nous attendons avec impatience vos remarques, vos suggestions, vos questions.

 

 

 

 

 

 

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