23 décembre 2023 | Temps de lecture : 11 minutes

La France aux français, ça sort d’ou ?

Le saviez-vous, « bleu, blanc, rouge, la France aux français » n’est pas un slogan du Front National. En tous cas, pas un slogan officiel, parce qu’il n’est pas rare de l’entendre dans la sphère nationaliste. Mais alors si il n’est pas l’apanage du principal parti d’extrême droite français, d’où vient-il ?

On tire le fil ensemble pour découvrir ça.

Histoire du concept

Drumont et la France aux français

En 1886, Édouard Drumont publie un pamphlet violemment antisémite, c’est « La France juive ». Rappelons le contexte de l’époque, L’essai de Gobineau sur le racialisme date de 1853, et déjà l’Europe est agitée par des débats sur les races. Le XIXème siècle est instable, faite d’une succession de régimes très différents les uns des autres. La crise guette, les scandales se succèdent, la guerre n’est jamais très loin…

Quand l’affaire Dreyfus éclate en 1894, l’antisémitisme est déjà un sujet largement entretenue par un grand nombre de journaux, comme la plus célèbre d’entre elles, La libre parole fondée par Drumont.

Ce journal a pour sous-titre « la France aux français », c’est la plus ancienne des références que nous trouverons. Il y a plusieurs journaux ouvertement antisémites (dans le sens où ils ne font même pas semblant) à l’époque, notamment un l’Antijuif de Jules Guérin. Ami de la subtilité, passez votre chemin.

Il existe même une ligue nationale anti-sémitique de France, fondée en 1889 par un certain Drumont Édouard, qui sera remplacée en 1903 par une Fédération nationale antijuive. On y croise notamment Léon Daudet qui a travaillé pour La libre parole et qui appartient à l’Action Française. Tout ce petit monde, très marqué par le boulangisme pose les bases du fascisme français de l’entre deux guerres.

première page action française antisémite
L’antisémitisme chevillé au corps

Reconnaissons-leur ça, à l’époque ils ne faisaient pas semblant au moins.

Le Front populaire

Et l’entre deux guerres, justement, nous y arrivons. En 1934, l’affaire Stavisky (une arnaque financière et un scandale politique qui a comme conséquence directe, une déferlante antisémite) entraîne une réaction en chaîne qui amène au coup de force du 12 février 1934. On y retrouve les cagoulards, les francistes, les nationalistes, les royalistes de l’Action Française… Bref, ce sont les ligues, ces groupuscules d’extrême droite, nationalistes et antisémites.

couverture action française
On retrouve notre slogan sur cette affiche de l’Action Française

La réponse antifasciste arrive avec le Front Populaire qui remporte les élections de 1936. Léon Blum devient président du conseil et cristallise la haine. Il est agressé par des militants de l’Action Française début 1936 et deviendra la cible favorite de Charles Maurras. C’est une période d’effervescence politique accompagnée d’une production culturelle importante. On retrouve une nouvelle trace de « la France aux français » dans une chanson éponyme écrite par Robert Jeantet en 1935. En voici les paroles :

La France aux Français

Sur notre belle France
On sent depuis longtemps
La venue de malaises accablants
Causés par nos tristes gouvernants
Quelle est notre souffrance
De voir notre pays
Cambriolé par un Stavisky
Avec on le sait bien
Des complices, les politiciens !

La France aux français !
La France aux français !
Tenons plus ferme encore
Le drapeau tricolore
En main les balais !
Chassons à jamais
Les métèques, les laquais
La France aux français !

Et ce qui est plus grave
Des français simmendieux
S’en vont semant dans les ateliers
La haine parmi nos ouvriers
Ils nous croient des esclaves
Et voudraient, ces vendus !
Nouveaux rois fainéants et repus
Pouvoir faire de nous
De vils bagnards, vassal de Moscou

La France aux français !
La France aux français !
Tenons plus ferme encore
Le drapeau tricolore
En main les balais !
Chassons à jamais
Les métèques, les laquais
La France aux français !

La référence à Stavisky, le racisme évident (des français simmendieux, qui fait référence aux primates ou le terme métèque) et l’anticommunisme perpétuent cette idéologie de cette extrême droite.

Le même auteur écrit une autre chanson « Front National« , qui n’a certes aucun lien avec le parti futur, mais qui illustre un imaginaire commun, une filiation politique.

L’Œuvre Française

C’est Pierre Sidos qui crée l’Œuvre Française en 1969.  Ancien de l’OAS, fondateur de Jeune Nation, il prend une direction qui rappelle celle des ligues de l’entre deux-guerres. Les années 60 commencent par une première période d’effervescence politique avec la fin de l’Algérie française et les deux coups d’état et finissent avec mai 68. L’OF se construit là-dessus et son slogan sera « la France aux français ».

slogan occident sidos oeuvre française
1969 (source https://www.flickr.com/photos/jean-paul-margnac/333016557/)

Les trente glorieuses sont derrière, et après la crise de 1974, le chômage s’installe. L’idée d’un capitalisme cosmopolite était déjà bien enracinée, associer chômage et immigration va s’imposer petit à petit.

Le mouvement sera dissout en 2013 suite au meurtre de Clément Méric. Jusqu’à cette date (et même jusqu’à sa mort en 2020), Sidos continuera à perpétuer cette tradition antisémite, anticommuniste et nationaliste. Aujourd’hui c’est Yvan Benedetti qui dirige le collectif « Les nationalistes » et sa feuille de choux appelée Jeune Nation. La boucle est bouclée.

Le relais des années 80

L’idée continue de faire son chemin, un livre nommé « La France aux français » sort en 1983. Il est écrit par André Figueras, lui aussi un nostalgique de l’Algérie.

couverture livre la france aux français André Figueiras

On retrouve tout au long du siècle le même bagage idéologique, ce même noyau dur fait d’anticommunisme, de complotisme antisémite et d’un fantasme d’une France qui n’a jamais existé. Mais les années 80 seront surtout celles du Front National.

Le concept de préférence nationale

Le Front National

Le Front National est crée en 1972, mais il faut bien comprendre que dans ces années là, les partis se succèdent, et aucun ne rencontre de vrai succès. Les cadres d’Ordre Nouveau sont issus de la Fédération est Étudiants Nationalistes et d’Occident, des organisations qui ne survivront pas aux 60’s, mais qui produisent des militants déterminés, comme Alain Madelin, Gérard Longuet, Patrick Devedjian, François Duprat…

Si les deux artisans de la création du FN sont Duprat et Alain Robert, on croise des noms bien connus à l’époque comme Roger Holeindre (ancien combattant et OAS), Dominique Venner (qui refuse le rôle de chef) ou l’avocat Tixier-Vignancour qui vient de se présenter aux élections de 1965 et dont le directeur de campagne était un certain Jean-Marie Le Pen. Et en effet, on trouve bien de vieux nazis, mais ce sont surtout des anciens de l’OAS et cadres des organisations nationalistes qui font le socle du parti.

Cette histoire n’est pas vraiment secrète et bien trop longue pour être racontée en détail ici. Mais on voit déjà que le parti est enraciné dans un terreau que l’on connait bien, celui de ces groupes nationalistes inspirés par les ligues de l’entre deux-guerres,

Les années 80, rebelote et dix de der

Les débuts du FN ne sont pas particulièrement spectaculaires. Le parti vivote à ses débuts, le menhir (surnom donné au père Le Pen) ne rencontre pas encore de grands succès. Ordre Nouveau est dissout en 73 après une spectaculaire bagarre autour du congrès à la Mutualité à Paris. Le Pen prend le contrôle du FN, en rompant avec les cadres d’Ordre Nouveau, Alain Robert perd de son influence est part de son côté, fondant un Parti des forces nouvelles, sans grand succès. Les autres figures d’Ordre Nouveau quittent rapidement le navire.

Quant à François Duprat, il quitte bruyamment le FN en même temps que la vie, dans un attentat à la voiture piégée dont on ne sait toujours pas vraiment qui fut derrière.

Ce sont les années 80 qui vont amorcer l’ascension du parti. En 81, Mitterand est élu, premier président de gauche de la Vème République et le FN va rapidement être le parti de la réaction. Le parti commençant à réaliser des scores électoraux à partir de 1986, et le vieux caillou passera de 0.75% des suffrages aux présidentielles en 1975 à près de 15% en 1988 (ne s’étant pas présenté en 1981).

L’ADN du Front National : la France aux français

Le FN ne formule donc jamais clairement le slogan « la France aux français », on a plutôt un discours qui tourne autour de l’urgence. Malgré tout, c’est un nouvel adhérent au FN, qui arrive en 1985, qui va s’avérer être un rouage indispensable : Jean-Yves Le Gallou. En 1972, ce dernier est à l’ENA, mais il est déjà au GRECE et est un fondateur du club de l’horloge avec Henri De Lesquen. Par ailleurs, il écrit dans la revue Elements d’Alain De Benoist.

magazine le pen les français d'abord

C’est à lui que le parti doit le principe de préférence nationale. En 1985, ce prof à l’IEP de Paris publie son second essai « la préférence nationale, une réponse l’immigration« . Il passe alors de l’UDF au FN, un transfuge de valeur. Puis il co-signe d’ailleurs avec Jean-François Jalkh (député européen RN en 2023) un ouvrage en 1987 « être français, ça se mérite », dont voici la quatrième de couverture :

Aujourd’hui, la carte d’identité française s’obtient aussi facilement que la carte orange. Des étrangers — ou des enfants d’étrangers — deviennent français sans toujours le demander, ni le mériter, et en conservant leur nationalité d’origine. Après avoir décrit les failles du code de la nationalité passoire, les auteurs rappellent que la nation est un héritage culturel, historique, spirituel, que les Français ont reçu de ceux qui les ont précédés, et qu’ils ont pour devoir de transmettre à leurs descendants. Cela implique une profonde réforme du code de la nationalité fondée sur des principes simples : naissent Français ceux qui naissent de parents français, peuvent devenir Français les étrangers ou les enfants d’étrangers qui le sollicitent, qui le méritent et qui renoncent à leur nationalité d’origine.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k33819799

Ainsi c’est le discours de la préférence nationale qui s’impose petit à petit, même si déjà on pouvait entendre Jean-Marie Le Pen utilisait l’argument « Les français d’abord » avant. Comme ici, en 1983 (la séquence incroyable à partir de 22’30 montre que l’immigration est déjà un sujet de société, ce dont personne ne doutait, mais également que la guerre de position se fait à coups de canons – au sens figuré) :

« Les français d’abord », un slogan qui évolue

En 1974, le candidat Le Pen avait un programme fourre-tout qui reposait surtout sur l’idée de changement de paradigme « Le Pen, vite ! » « Ça urge ! ». L’immigration était un point essentiel, mais pas la tête de gondole du parti. Ça deviendra le cas à partir de 1988, avec une cible en particulier, l’immigration du Maghreb.

Quelle différence entre « les français d’abord » avant 1985 et « les français d’abord » après ? (Notez, on dirait le sketch de Coluche avec la lessive…). Avant l’arrivée d’un théoricien comme Le Gallou, le programme du FN peut se résumer à « tout le monde dehors ! ». Un programme simple à comprendre, mais assez simple à désamorcer, ce n’est juste pas réaliste.

Le programme de Le Gallou va au delà de la fermeture des frontières, il propose un arsenal législatif et constitutionnel pour empêcher les étrangers d’accéder à certains emplois, il pose les bases d’un patriotisme social, etc…

Le tremplin des années 2000

Le FN sera le premier parti à disposer de son site internet. Si cela semble être un détail anodin aujourd’hui, il faut bien comprendre que les théoriciens de la bataille culturelle ont bien compris l’enjeu.

La porosité entre le FN et les autres courant de l’extrême droite a toujours été prégnante. Et les années 2000 ne vont pas changer la règle. Dans chaque rassemblement du parti, on entend scander « la France aux français », sans pourtant ne jamais le retrouver dans aucun programme du parti.

« Bleu, blanc, rouge ! La France aux Français ! » Les manifestants, plus nombreux qu’en 2009 (entre 1 500 et 5 000), s’échauffent en attendant Jean-Marie Le Pen. Le café ne désemplit pas. On se retrouve, on se serre la main, certains sont venus de loin.
manifestation FN, 1er mai 2016 à Paris

L’explication est très simple, c’est exactement la même chose que « les français d’abord », et ça sonne mieux aux yeux des militants qui l’utilisent encore, au grand dam de la nouvelle chef du parti, qui prétend refaire la déco, sans pouvoir changer l’ADN. D’ailleurs, cet extrait montre qu’elle connait bien ses leçons :

Et en 2020, quand le menhir rend hommage à Pierre Sidos qui vient de casser sa pipe, c’est un silence gêné à la direction du RN.

Mais les années 2000, c’est évidemment le 21 avril 2002. Tout ce discours qui était en vogue depuis des décennies sur l’immigration, les « mais quand même ils abusent » ou « ceux qui travaillent ça va, mais ceux qui font rien à part des gamins pour les allocs » va devenir de plus en plus populaire dans la droite traditionnelle (le RPR qui deviendra l’UMP qui deviendra LR). Immigration et insécurité vont être repris par ce secteur politique pour contrecarré le FN qui est passé lui de la préférence nationale à la priorité nationale.

Ce phénomène de glissement sera accentué par l’arrivée des réseaux sociaux et des chaînes d’info continue.

« On est chez nous »

Si Marine Le Pen a repris la boutique, en prétendant avoir coupé les racines toxiques de son parti, le programme est toujours le même. Nous l’avions d’ailleurs analysé.

Ce qui se joue ici est un phénomène intéressant, celui de l’imaginaire collectif : « la France aux français » reste accolé au RN (même pas à Reconquête), parce que son discours a toujours été celui-ci, alors que ce slogan n’a jamais été utilisé par eux.

Le jeu des mots interdits

On retrouve cet imaginaire chez les militants antifascistes (on ne va pas s’embarrasser avec un débat interne quand les slogans ont rigoureusement la même signification), chez les journalistes et même chez les militants d’extrême droite. C’est ce qu’on peut voir dans la compilation ci-dessous, le slogan « la France aux français » est très présent jusque dans les discours des militants.

L’extrême droite n’a jamais été très originale dans ses slogans, et Marine Le Pen fait d’ailleurs sien « On est chez nous » en vogue chez les militants du courant identitaire.

En réalité, le tournant des années 2010 est surtout un enrichissement du discours : le français serait une identité évidente, celle du travailleur précaire, des oubliés de la ruralité, les invisibles et les déclassés qui sont les victimes des assistés, de l’Europe, de l’immigration, des élites. Cocasse pour un parti qui est celui de la bourgeoisie.

Ce discours se généralise et imprègne la droite traditionnelle, comme l’affaire du kit de campagne « pour que la France reste la France« . Et ne parlons pas de cette carte de vœux d’un élu PS dont le trait d’humour fait un peu grincer. Nous nous sommes habitués à l’odeur du souffre.

Un slogan qui a une histoire

Nous venons donc de voir que si le FN n’a jamais utilisé ce slogan, il lui colle à la peau.

En 2018, le FN devient RN avec comme mot d’ordre que tout a changé. Finis les vieux démons du passé ! Le parti est désormais plus républicain que la République. L’histoire des partis nationalistes montrent pourtant que changer la devanture est une routine bien connue. Cette histoire du slogan la France aux français montre aussi que les militants ont un imaginaire qui n’est pas aussi lisse et policé que le voudraient les dirigeants du parti.

Et en même temps, est-ce que ça les dérange vraiment ? Après tout, ils font constamment des appels au bon sens, et ce slogan est un raccourci parfait. Effectivement, sa force réside dans le fait qu’il ne définit pas qui sont « les français », permettant de vendre à des français, même issus de l’immigration (hier cibles du FN) un sentiment d’appartenance contre l’étranger fantasmé comme une menace.

Si les électeurs d’aujourd’hui voient une menace liée à l’immigration, il ne faut pas oublier que ce slogan est profondément antisémite, visant le « cosmopolotisme, le juif capitaliste ».

Faf, vous avez dit faf ?

En argot, un faf c’est un facho. C’est effectivement l’acronyme de « la France aux français ». Mais comme d’habitude avec l’argot, il y a d’autres interprétations. On peut aussi entendre parler des fafs comme abréviation de fafiot, des papiers ou de l’argent, dans un argot plus ancien. Enfin, on trouve d’autres acronymes plus ou moins exotiques comme Front Algérie Française ou les Fachos d’Action Française (remarquez, ça ne jure pas).

To top