09 novembre 2022 | Temps de lecture : 7 minutes

Un texte symptomatique de la panique morale actuelle fait le lien entre QI et vocabulaire

Le wokisme rend les gens stupides, et c’est très grave !

Un texte nommé « Baisse du QI, appauvrissement du langage et ruine de la pensée… » tourne depuis 2019, regrettant le manque de vocabulaire des jeunes. Sous une apparence de bon sens, il se fait le relais d’une panique morale assez courante ces dernières années.

Nous avions déjà abordé la question du lien entre QI et racisme, ici il s’agira d’aborder le lien entre QI et genre, écriture inclusive. Des thématiques qui ont en commun d’être les obsessions du camp réactionnaire.

Un texte sur le QI

D’abord, voyons le texte en question. Il vient de Linkedin, mais nous avons choisi de reprendre une version « copypasta » disponible sur Facebook..

Baisse du QI, appauvrissement du langage et ruine de la pensée…
«…La disparition progressive des temps (subjonctif, passé simple, imparfait, formes composées du futur, participe passé…) donne lieu à une pensée au présent, limitée à l’instant, incapable de projections dans le temps. La généralisation du tutoiement, la disparition des majuscules et de la ponctuation sont autant de coups mortels portés à la subtilité de l’expression. Supprimer le mot ‘’mademoiselle’’ est non seulement renoncer à l’esthétique d’un mot, mais également promouvoir l’idée qu’entre une petite fille et une femme il n’y a rien.
Moins de mots et moins de verbes conjugués c’est moins de capacités à exprimer les émotions et moins de possibilité d’élaborer une pensée.
Des études ont montré qu’une partie de la violence dans la sphère publique et privée provient directement de l’incapacité à mettre des mots sur les émotions.
Sans mots pour construire un raisonnement la pensée complexe chère à Edgar Morin est entravée, rendue impossible. Plus le langage est pauvre, moins la pensée existe.
L’histoire est riche d’exemples et les écrits sont nombreux de Georges Orwell dans 1984 à Ray Bradbury dans Fahrenheit 451 qui ont relaté comment les dictatures de toutes obédiences entravaient la pensée en réduisant et tordant le nombre et le sens des mots. Il n’y a pas de pensée critique sans pensée. Et il n’y a pas de pensée sans mots. Comment construire une pensée hypothético-déductive sans maîtrise du conditionnel ? Comment envisager l’avenir sans conjugaison au futur ? Comment appréhender une temporalité, une succession d’éléments dans le temps, qu’ils soient passés ou à venir, ainsi que leur durée relative, sans une langue qui fait la différence entre ce qui aurait pu être, ce qui a été, ce qui est, ce qui pourrait advenir, et ce qui sera après que ce qui pourrait advenir soit advenu ? Si un cri de ralliement devait se faire entendre aujourd’hui, ce serait celui, adressé aux parents et aux enseignants : faites parler, lire et écrire vos enfants, vos élèves, vos étudiants.
Enseignez et pratiquez la langue dans ses formes les plus variées, même si elle semble compliquée, surtout si elle est compliquée. Parce que dans cet effort se trouve la liberté. Ceux qui expliquent à longueur de temps qu’il faut simplifier l’orthographe, purger la langue de ses ‘’défauts’’, abolir les genres, les temps, les nuances, tout ce qui crée de la complexité sont les fossoyeurs de l’esprit humain. Il n’est pas de liberté sans exigences. Il n’est pas de beauté sans la pensée de la beauté.»
https://culturesco.com

Intelligence et vocabulaire : une assertion hasardeuse

Pour commencer, l’auteur pose deux raisons comme raison de la « ruine de la pensée »

  • La baisse du QI
  • L’appauvrissement du langage

Soyons clair, ici, on en appelle au bon sens : il faudrait des mots pour penser, et penser serait un gage d’intelligence. C’est imparable, simple, limpide. Seulement, les choses ne sont pas si évidentes. Prenons les affirmations du texte dans l’ordre.

  1. Les gens utilisent mal les temps.
    Ce n’est pas une nouveauté. La concordance des temps est une difficulté. L’usage de certains temps aux sonorités exotiques, comme l’imparfait du subjonctif sert même de marqueur social.
  2. L’usage du mot « mademoiselle ».
    Alors là, on se demande le rapport avec le QI ou le vocabulaire ? Rappelons que si en 2012, l‘administration française a retiré le mot mademoiselle de ses formulaires, c’est qu’il n’y avait pas d’intérêt.
    Le mot lui-même n’a pas disparu. Les usages changent, ils évoluent et c’est dans la nature du langage d’évoluer.
  3. « Moins de mots et moins de verbes conjugués c’est moins de capacités à exprimer les émotions et moins de possibilité d’élaborer une pensée. »
    Il ne suffit pas d’empiler des mots pour savoir penser. Cela s’apprend aussi. Se faire comprendre, ou faire comprendre quelque chose à quelqu’un, c’est savoir effectivement utiliser les bons mots, pas forcément en utiliser des tas à tort et à travers.
  4. « Des études ont montré qu’une partie de la violence dans la sphère publique et privée provient directement de l’incapacité à mettre des mots sur les émotions. »
    Nous vivons dans un monde de moins en moins violent, mais notre vocabulaire baisserait ? Voilà qui est étrange ! Sommes-nous condamnés alors ?
  5. La pensée complexe
    Elle n’est complexe que parce qu’elle invoque des domaines différents. Ce n’est pas dans le sens « une pensée difficile à élaborer et comprendre ».
  6. Le conditionnel est enseigné dés la 6ème, le futur simple de l’indicatif est enseigné en ce1.
    Le texte nous propose ici l’hypothèse que notre langue ne dispose déjà plus de ces nuances. Mais il n’a jamais été imaginé supprimer le futur.
  7. « Enseignants, faîtes lire vos élèves »
    Nous y voilà, le texte s’adresse en réalité aux enseignants. Mais que font-ils toute l’année ? Ils se tournent les pouces évidemment !
  8. « Ceux qui expliquent à longueur de temps qu’il faut simplifier l’orthographe, purger la langue de ses ‘’défauts’’, abolir les genres, les temps, les nuances, tout ce qui crée de la complexité sont les fossoyeurs de l’esprit humain. »
    Le diable est dans les détails.
    Il s’agit ici de s’attaquer aux évolutions des langages. On considère qu’il n’existe qu’une langue dont on louerait les défauts et la complexité, nécessairement synonyme de richesse. Mécaniquement, toute évolution n’est plus un progrès, mais une régression.
  9. George Orwell à écrit 1984 en 1949 et Ray Bradbury publie Farenheit 451 en 1953.
    Ce sont des livres à lire absolument, dans la façon dont ils critiquent le totalitarisme et ses ressorts. Mais les auteurs ne font pas référence à une déchéance de l’enseignement ou de la jeunesse, évidemment. Ils écrivent leurs chefs d’œuvre sur les ruines d’une guerre mondiale, les nazis défaits, Staline en co-vainqueur.

Alors quel rapport fait ce texte entre QI et vocabulaire ? Toujours aucun.Ce texte s’adresse à « ceux qui expliquent ». Sans les nommer, ce texte s’en prend au camp progressiste, qui prend pour acquis que nos langages évoluent et qu’ils sont multiples

  • Si la régression est une fatalité, nous avons affaire à une discours conservateur.
  • S’il s’agit de glorifier un âge d’or, quitte à trahir les mémoires, alors c’est un discours réactionnaire.

Quand le texte aborde l’usage « mademoiselle » ou l’abolition du genre, il est difficile au regard du contexte où il a été publié initialement de ne pas faire référence à la panique morale de la théorie du genre.

Christophe Clavé, un auteur branché Management

Christophe Clavé est diplômé de Sciences-Po et a passé l’essentiel de sa carrière dans le monde de l’entreprenariat et du management. Il va même jusqu’à dispenser des formations sur les fake news. Mais attention, il s’agit ici d’apprendre l’esprit critique dans un cadre managérial. Car ce monsieur enseigne le management, et c’est ici un point essentiel.

Dans le fond, ce texte s’adresse aux enseignants, donc traite de l’école. Il ne faut pas perdre de vue que nous avons affaire à un billet d’opinion, pas une publication scientifique.
Ce texte de 2019 fait référence à la novlangue d’Orwell, et pourtant le langage managérial est un exemple parfait de jargon professionnel farfelu à base d’anglicismes. Affreux pour la belle langue française ou progrès ? Une chatte n’y retrouverait pas ses petits…

Mais pourquoi ce texte a rencontré un tel succès ? Pourquoi des centaines de commentaires louent le bon sens contre la déchéance de cette jeunesse qui passe trop de temps sur les écrans ? Il formule une panique morale.

Analphabétisme et illettrisme

Petit aparté sur l’analphabétisme en France, parce que c’est finalement de ça qu’il s’agit ici. Regardons les définitions :

Illettrisme

On parle d’illettrisme pour des personnes qui, après avoir été scolarisées en France, n’ont pas acquis une maîtrise suffisante de la lecture, de l’écriture, du calcul, des compétences de base, pour être autonomes dans les situations simples de la vie courante. Il s’agit pour elles de réapprendre, de renouer avec la culture de l’écrit, avec les formations de base, dans le cadre de la politique de lutte contre l’illettrisme.

Analphabétisme

On parle d’analphabétisme pour désigner des personnes qui n’ont jamais été scolarisées. Il s’agit pour elles d’entrer dans un premier niveau d’apprentissage.

Prenons les données officielles, en 2012 il y avait 2.5 millions de personnes en situation d’illettrisme en France ; si l’on considère les 2 500 000 personnes concernées par tranche d’âge.

18 – 25 ans 9 %
26 à 35 ans 15 %
36 à 45 ans 23 %
46 à 55 ans 23 %
56 à 65 ans 30 %

L’étude de L’agence nationale contre l’illettrisme porte sur les personnes de 18 à 65 et qui ont été scolarisé en France.

Ce qu’on voit ici, c’est que la proportion de jeunes qui sont illettrés est de plus en plus faible. C’est un long combat qui demande des moyens et il faut faire confiance aux enseignants.Est-ce qu’on pose la question de tout ce que connaissent les enfants aujourd’hui et qu’on inclut dans l’instruction?

Conclusion

Alors, tout ça pour quoi? Ce texte, en tous cas l’extrait retenu, ne parle pas de QI, et il fait référence à un certain vocabulaire. Nous avions déjà abordé l’effet Flynn et la façon dont on lui faire dire ce qu’on veut.

Nous voyons ici une autre facette de ce discours décliniste : si notre langage s’affaiblit, c’est notre civilisation qui est en danger. C’est ce que soutient Eric Zemmour. Mais pire, ici, il s’agit en fait de faire la promotion de son auteur, de ses livres et de ses formations en management.

Tiens, en parlant de vocabulaire spécifique ? On n’aurait pas un excellent exemple avec le langage managérial ? Prenons la question sous un autre angle : le texte, sous prétexte de parler QI et vocabulaire, nous sert une soupe réactionnaire sur le genre. Mais le genre, ce n’est pas justement une question qui a nécessité de créer un lexique spécifique, un vocabulaire qui n’est pas enseigné à l’école ? C’est justement la pensée qui a permit de créer le vocabulaire, et non l’inverse.

La nostalgie d’une école qui instruisait en empilant les connaissances souffre d’un biais du survivant : on ne montre jamais les copies des enfants laissés pour compte, sortis de l’école trop tôt.

Ainsi, on peut voir que non seulement le texte ne répond à sa propre question, mais en plus, il sert une position réactionnaire dans sa nature, le tout dans un langage qui n’est pas si soutenu. Alors même que les niveaux d’instructions sont en constante augmentation et que la violence baisse dans la société.

PS : ce texte a été partagé par Breizh Info, un bon signe sur la qualité du contenu.

PS2 : On vous conseille de regarder cette vidéo sur un contenu similaire par Linguistacae.

To top