22 novembre 2023 | Temps de lecture : 10 minutes

Un ensauvagement de la société… vraiment ?

Une fête de village qui tourne mal, un mort, signe de l’ensauvagement de la société ? Avec une délinquance de plus en plus violente, symptôme d’une immigration débridée ?

Ce sont les éléments de langage du RN et de Reconquête. Ensauvagement, les sauvages, une razzia, les racailles, la décivilisation, c’est tout un champ lexical auquel nous sommes confrontés. Et c’est ce que nous allons voir aujourd’hui.

schema relations toxiques media et extrême droite
Les uns nourrissent les autres, qui s’en nourrissent.

Une communication maîtrisée

Aussi atroce que ça puisse être, en particulier pour les proches des victimes auxquelles vont nos premières pensées, il s’agit ici de faits divers. Et comme nous le verrons par la suite, ce genre de chose arrive régulièrement depuis des décennies.

Mais ce qui nous intéresse ici, c’est surtout la façon dont l’extrême droite s’est emparée de l’affaire pour en faire un élément de son récit, cette lecture romancée de notre histoire, et dans un but purement électoral.

Culture du fait divers

Un drame le samedi, c’est un sujet de lundi. Imaginons un instant les état-majors des partis le dimanche qui préparent la semaine : un sujet tombe en début de soirée sur les chaînes d’info continue, un jeune homme est mort dans une bagarre spectaculaire.
L’information tourne dans les boîtes mails, et une explication se fait rapidement. Les premières bribes d’informations qui tombent dans la soirée donnent le ton du tweet du lundi matin. Notons que le même jour, un autre fait divers annoncé sur la même chaîne ne sera pas mis sous les projecteurs.

Pour Eric Zemmour, le tweet de 7h59 nous raconte un « francocide », un raid de « racailles » ciblant des français (comprendre ici « des français blancs »). « Comme d’habitude, certains tairont son assassinat ».. Loupé ! C’est le sujet de la semaine.

On se retrouve confronté à un déroulé que l’on connaît sur le bout des doigts depuis l’affaire Papy Voise en 2001. L’hypermédiatisation de ce cas avait été permis par un week end électoral qui avait créé un espace pour un fait divers. L’instrumentalisation politique par un jeune premier aux dents longues avait fait le reste.

BFM naît en 2005 et devient la première chaîne d’info continue en clair (LCI est alors réservé à un public abonné). Cette évolution des médias d’infos va imposer un traitement différent des sujets. Des faits divers vont être mis en lumière comme sujets pour des éditions spéciales, avec des envoyés spéciaux… Trois sujets tournent en boucle, on met au même niveau une inondation, un règlement de compte mafieux, une guerre et un scandale politique. Le tout est largement commenté par des experts dont les bureaux sont à proximité des studios : partis politiques, think tank, consultants, syndicats (surtout policiers).

La communication au service du récit

Un parti qui mise tout sur le sécuritaire doit forcément accuser une montée en puissance de sa « Némésis », sans ça il perd son argumentaire et même sa raison d’être. Depuis quelques années, la professionnalisation des partis d’extrême droite a amené la communication de ces derniers à un autre niveau. L’expérience des dernières campagnes a également imposé l’usage d’éléments de langage, afin de garder un contrôle total sur la parole du parti et montrer que tout le monde est sur la même longueur d’onde.

Le RN

Laurent Jacobelli, porte parole du Rassemblement National et spécialiste des sorties spectaculaires est l’un des premiers à monter au créneau. Mais rapidement, les cadres du partis se mettent au diapason : Marine Le Pen, Jordan Bardella et Louis Alliot. Si BFM consacre sa matinale de lundi à l’inflation, celle de mardi sera l’occasion de recevoir encore un militant d’extrême droite. Bien entendu, il se fera un plaisir d’aborder la question.

Sur Twitter, tout le monde tire dans le même sens. On identifie des tournures similaires, des mots clés « sauvagerie », « ensauvagement », mais également une relation étroite entre les médias d’infos continues et les cadres des parties. Les chaînes produisent le contenu, matériel idéal pour diffuser ses idées en tweetant et retweetant.

Reconquête

La ligne de Reconquête est légèrement différente. En effet, nous nous rappelons de l‘affaire Lola et de son instrumentalisation par Samuel Lafont (Damoclès). Nous avons déjà vu le Tweet d’Eric Zemmour, regardons maintenant les deux tendances au sein du parti, dont on sait qu’il est tiraillé entre ses deux ailes.

Damien Rieu

L’ancien porte-parole de Génération identitaire s’est engouffré dans la brêche, postant frénétiquement sur ses réseaux. Son fil Tweeter fait la part belle à cette affaire, partageant le sentiment des militants Reconquête! et des éléments de langage qui relèvent du complot : on est à deux doigts de l’attentat.

Samuel Lafont

Lafont est un spécialiste de l’agit-prop. Si Damien Rieu poste frénétiquement, on passe encore un niveau avec Le créateur de Damoclès. C’est lui qui avait lancé la manifestation de l’extrême droite pour Lola, et ici, il tente encore de noyauter la marche blanche que les parents de la victime désirent sans représentations politiques, notion qu’il piétine allègrement.

Les médias de réinformation

Là encore, nous connaissons bien ces médias de réinformation comme Fdesouche et Boulevard Voltaire. Par économie de moyen, ils fonctionnent comme agrégateurs, c’est à dire qu’ils vont sélectionner des infos et les centraliser sur leurs sites. Nous voyons dans les images ci-dessous que ces médias piochent dans les extraits mis à disposition sur les réseaux par CNEWS. La boucle est bouclée.

Une violence pas vraiment nouvelle

Là où le discours du RN est mensonger est qu’il prétend voir ici une hausse inédite à la fois du nombre d’agressions comme de l’intensité. Comme nous l’avons vu dans la première partie, l’hypermédiatisation et la relation particulière entretenue par les médias avec le monde politique autour des faits divers donne l’impression d’être débordé par ces violences.

Mais qu’est ce qui se cache derrière ce narratif ?

C’est vieux comme le monde !

Les bagarres de village, dans un bal ou un lors d’un match, ce n’est absolument pas nouveau. Voyons quelques cas de violences ces dernières décennies.

Quelques exemples :

  • Le 15 novembre 1987, une bagarre fait un mort pendant un match de rugby à Marseille.
  • Tout le monde connaît la French connection ! C’était une époque faite de règlements de compte dans la région marseillaise. Fin mars 1973, ce sont cinq morts dans une série de fusillades.
  • 23 janvier 1974, une bagarre éclate entre des travailleurs algériens d’un foyer SONACOTRA et des militaires du 4ème RIMA de Toulon. Un militaire est tué.
  • Mars 1996, Amri Himed participe à une kermesse à Saint-Ouen L’Aumône, une bagarre éclate lorsque d’autres jeunes essaient de s’incruster. Un coup de fusil à pompe est tiré. Amri est touché à la tête et décède un peu plus tard.
    C’est rigoureusement la même histoire que Crépol.
  • Claudy Elisor est tué le 31 décembre 2011 au Blanc-Mesnil. Le DJ avait refusé l’entrée à des jeunes qui l’ont battu à mort.
  • Le football fut également le cadre de nombreuses bagarres. Partout en Europe dans les années 1990, les hooligans font trembler les autorités. Il y a des morts. En 1985 par exemple, au stade du Heysel à Bruxelles, la finale de la coupe d’Europe des clubs finit en drame. La bagarre dégénère, un mouvement de foule fait 39 morts et plus de 400 blessés.
  • Et dans le même registre, rappelons que le footballeur Tony Vairelles a été condamné pour avoir tiré sur les videurs d’une boîte de nuit en 2011

Alors, concluant ?

Les exemples sont nombreux. Le risque qu’une bagarre se finisse mal est important, et il y a régulièrement eu des morts ces dernières décennies. Et on trouve des cas en zone urbaine ou rurale, autour des boîtes de nuit ou du bal des pompiers. En revanche, la presse ne titrait pas sur chaque bagarre du samedi soir.

L’argument de l’ensauvagement, c’est à dire une évolution significative de la violence, ne tient pas.

Classes laborieuses, classes dangereuses

Au registre de la délinquance qui terrorise le bon citoyen, nous pouvons remonter aux apaches qui sévissaient à Paris au début du XXième siècle. Là encore, la presse a un rôle prépondérant dans la construction du récit d’une misère sociale et de phénomènes antédiluviens comme étant le fait de sauvages : ces indiens insoumis qui furent exterminés.

Cette vision de la délinquance est celle qu’a gravé Louis Chevalier dans son ouvrage Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIX e siècle publié en 1958. Elle repose sur l’idée que la pauvreté et la précarité ne sont pas des explications à la délinquance, mais plutôt une nature, le vice, celle du prolétariat indigne de confiance, toujours prompt à se révolter. Une vision qui a imprégné l’imaginaire contemporain.

De quoi l’ensauvagement est-il le nom ?

Le sens des mots

Un grand soin a été apporté par les porte paroles des partis pour rappeler aux médias que le terme « rixe » n’était pas approprié. C’est vrai, une rixe implique l’idée de deux bandes rivales, ce qui n’est assurément pas le cas ici. En plus, ça a surtout la propriété d’enlever un peu de la qualité de la victime aux personnes agressées. Mais du coup, le terme « razzia » proposé en remplacement n’est pas plus pertinent.

De l’arabe غَزْوَة, ghazwa (« raid, invasion, conquête ») par l’intermédiaire de l’arabe nord-africains ghaziya et notamment de l’italien razzia.
razzia \ʁa.zja\ ou \ʁad.zja\ féminin
1.Invasion faite sur un territoire pour enlever les troupeaux, les récoltes, etc.
2.(Sens figuré) Action de s’emparer par la force des biens d’autrui.

Wiktionnary

Seulement, Razzia est issu de l’arabe et ça c’est le point essentiel de la démonstration. L’idée est de lier immigration et délinquance.

De la même manière, le terme sauvage et ses déclinaisons font référence à un imaginaire bien spécifique. A l’origine, il s’agit d’animaux vivant dans la forêt. Par extension, le mot permet de qualifier ce qui n’a pas été domestiqué par l’homme, ce qui n’a pas été civilisé. C’est également le sens du terme décivilisé. C’est encore le même fonctionnement que le terme barbare, il s’agit de celui qui n’était pas Romain. Il s’agissait ici de qualifier l’autre, de nommer la différence, celle de l’étranger.

Tous ces termes forment un champ lexical, celui du bon vieux raciste qui cherche toujours des superlatifs pour exprimer son émotion. L’émotion qui est toujours gourmande en vocabulaire et invoque justement tout un imaginaire pour qualifier une situation.

Pour le terme racaille, son étymologie n’est pas évidente, mis on comprend parfaitement quelle est la référence dans l’imaginaire collectif.

L’immigration comme lubie

Cet imaginaire raciste, c’est celui de l’extrême droite. Comme nous l’avons démontré, le programme du RN a mis l’immigration comme point numéro 1 de ses thèmes de campagne. Bien sur, Reconquête va même jusqu’à parler de remigration.

Tout ce discours sur l’ensauvagement tourne autour de l’immigration. En partant du principe que cette violence ne peut être que le fait d’étranger. C’est le propre de la barbarie, comme nous l’avons vu juste au-dessus.

Le corollaire, c’est que cette théorie sous-entend que le français de souche ne serait pas capable d’une quelconque violence. Grattons un peu, et rappelons que l’année 1995 a été particulièrement meurtrière avec 7 morts tués par des militants d’extrême droite. Une violence nouvelle et commise par des étrangers ?

Une délinquance vraiment plus violente?

C’est l’un des narratifs invoqué pour justifier ce discours sécuritaire : la délinquance est plus violente. Faute notamment à l’immigration parce que sinon, ça n’a aucun intérêt. Comme il n’existe aucune statistique ethnique en France, cette dernière affirmation ne repose sur rien d’autre qu’un ressenti (et un énorme biais xénophobe).

Mais alors, vit-on vraiment dans un pays où la délinquance est de plus en plus violente ?

Le graphique ci-dessus a été largement utilisé, notamment par Gilles Clavreul (Printemps Républicain) et est issu d’un rapport de l’INSEE.

Libération répond à cette question en 2020, comprendre cette hausse implique de comprendre ce qui a changé. Avant que la société ne change elle-même, c’est la méthode pour le mesurer qui a changé. Plus de prises de plaintes par exemple. Imaginez depuis #metoo et la parole des victimes qui se libèrent. En effet, c’est autant de plaintes qui sont déposées et qui font exploser ce chiffre des violences interpersonnelles.

Mais durant un aussi grand laps de temps, les lois ont évolué. Tout comme les méthodes de comptage, mais également les habitudes des plaignants, l’accueil des victimes, etc…

Conclusion

Nous avons donc ici une relation toxique entre médias avides de déclarations chocs et les politiques d’extrême droite qui savent les leur fournir. Cette relation est rendue possible parce qu’ils partagent le même imaginaire, celui de la France Orange Mécanique, celui d’un danger permanent, d’un monde hostile qui vient en opposition à un passé pacifié complètement fantasmé.

Cette même extrême droite y trouve son intérêt, en tablant sur ce sentiment de peur et de nostalgie pour développer leur stratégie électorale.

La récupération des vautours d'extrême droite

Et certains sur ces chaînes d’infos continue ont le culot de s’étonner de la montée de l’extrême droite…

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