16 juin 2023 | Temps de lecture : 10 minutes

L’Ur-fascisme, une autre façon de voir le fascisme

Les 14 signes pour reconnaître le fascisme

Le fascisme ne reviendra pas sous les formes qu’on lui connait. Umberto Eco a donc théorisé ce qu’est le fascisme originel, l’Ur-fascisme. Voilà pourquoi il est nécessaire d’apprendre à reconnaître ces signes annonciateurs, communs à tous les régimes totalitaires.

C’est justement ce que nous allons voir ici, la façon dont le fascisme, dont l’extrême droite, dont le risque totalitaire constituent un danger permanent dont la forme évolue.

citation umberto eco ur-fascisme

L’Ur-fascisme ? Mais de quoi on parle ?

Rares sont les fachos à revendiquer l’extermination des juifs. Oh bien sûr, il y en a encore, et un c’est déjà trop. Mais cette poignée de militants ultra radicalisés qui hurle à l’urgence d’une solution finale n’est pas le danger primordial.

Ce serait tellement plus confortable si quelqu’un s’avançait sur la scène du monde pour dire : « Je veux rouvrir Auschwitz, je veux que les chemises noires reviennent parader dans les rues italiennes ! » Hélas, la vie n’est pas aussi simple. l’Ur-fascisme est susceptible de revenir sous les apparences les plus innocentes.
Umberto Eco

Cette citation est la conclusion de la conférence qu’Umberto Eco le 25 avril 1995 à l’université de Columbia. À son auditoire, ce jour là, il raconte ce que veut dire vivre dans une société fasciste. Et croyez nous, on parle ici de l’authentique fascisme italien. En grand intellectuel érudit, Eco va proposer des signes qui indiquent le glissement dans la zone dangereuse.

Avec les extrêmes droites, on parle de syncrétisme et de plasticité :

  • Le syncrétisme est la somme de doctrines qui ne vont pas ensemble. On le voit avec des partis politiques qui mêlent une forme de socialisme avec un nationalisme radical.
  • La plasticité du fascisme, c’est la malléabilité d’une doctrine politique. Il s’adapte à son environnement pour proposer un programme en phase avec la société dans laquelle il évolue. Par exemple, le FN radicalement homophobe a intégré des cadres LGBT (enfin surtout gay), qui sont en phase avec l’essentiel du projet politique. Le RN est donc un parti qui a évolué sur certaines questions, sans pour autant renier ce qui fait son ADN, le nationalisme.

 

Les 14 signes pour reconnaître le fascisme

Nous avons donc vu que le fascisme pouvait intégrer des paradoxes (le syncrétisme) et s’adapter à son environnement (la plasticité), nous allons maintenant voir quels sont les 14 signes pour reconnaître l’Ur-fascisme, avec une brève explication pour chacun d’entre eux.

Attention tout de même, c’est une liste indicative et à trop tordre ces critères, on peut voir l’Ur-fascisme partout et nul part. Néanmoins, c’est une grille de lecture qui permet de rappeler quelques fondamentaux.

Le culte de la tradition

infographie ur-fascisme traditionL’Ur-fascisme puise toujours dans un étrange mélange de modernité et de tradition. Cette dernière se caractérise par un syncrétisme, c’est à dire des dogmes qui ne vont pas ensemble, dont la somme semble être un projet moderne.

Regardez comme l’extrême droite française réécrit l’histoire de France, des gaulois aux rois de France, ils arrivent à conjuguer république, monarchisme, chrétiens et païens, Maurras et Gramsci.

Umberto Eco prend également l’exemple du New Age, où certains livres associent Saint Augustin et Stonehenge.

Plus que les traditions régionales, gastronomiques par exemple, c’est ce syncrétisme, c’est cette façon de réinventer l’histoire, faisant fi de la méthode des historiens sérieux, pour inventer une tradition. Étymologiquement, tradition vient de transmission, ici, il s’agit effectivement d’une forme de fétichisme, de se trouver une légitimité historique à travers les âges.

Refus du modernisme

infographie ur-fascisme rejet du progressismeAttention ! L’intitulé de ce point peut prêter à confusion. Le rejet du progressisme et/ou du modernisme ne doit pas être confondu avec la technologie. Eco prend l’exemple des nazis qui arboraient leur progrès technologique. Et effectivement l’effort de guerre a permis des avancées spectaculaires dans bien des domaines.

Mais il ne faut pas se tromper sur la nature de cette idéologie. L’Ur-fascisme, comme le nazisme, s’identifie justement dans son culte pour le sang et la terre. Le 25 juin 1940, Pétain dit même dans une diatribe contre les dirigeants qui l’ont précédé.

«Je hais ces mensonges qui vous ont fait tant de mal. La terre, elle, ne ment pas.»

Dans ce contexte, tout discours eugéniste, sur la pureté du sang et contre le métissage, sur la décadence du monde moderne (ce qu’on trouve parfois dans certaines mauvaises critiques du capitalisme) relève de ce rejet et est un signe fort.

Culte de l’action

infographie ur-fascisme culte de l'action

Pour Umberto Eco, une société fasciste voue un culte à l’action pour l’action, qu’il considère comme la continuation des points précédents en ce sens qu’ils relèvent de l’irrationalisme. Pour être plus clair, l’Ur-fascisme rejette tout intellectualisme. Toutefois, il a ses propres penseurs, il développe une idéologie, avec des références qui impliquent de la connaissance.

C’est là que la notion est plus subtile qu’elle n’y paraît : l’anti-intellectualisme est nourrit par le rejet du progrès et de la modernité. Pour vous donner une idée, on connaît tous les peintures d’Adolf Hitler, des huiles hyper formelles sans inspiration. Les nazis n’ont pas brûlé les musées, ils n’ont pas brûlé les peintres flamands. Non, ils s’en sont pris à la culture moderne, celle qui pose des questions sur son époque (non pas que les peintures du temps passée ne contiennent rien contre le pouvoir). C’est le même principe que les autodafés, c’était la décadence qui était combattu portée (soit-disant…. faut-il le rappeler, c’est leur idéologie) par des écrivains juifs.

Sans idée, il ne reste que l’action pour elle-même, pour la performance, pour la beauté du geste.

Le désaccord est trahison

infographie ur-fascisme rejet de la penséeDans sa conférence, Eco continue sur l’idée de syncrétisme énoncée dans les points précédents. Comme cet assemblage de dogmes ne peut pas fonctionner, il ne peut pas être soumis à la critique.

Ainsi, l’esprit critique devient un danger pour le fascisme. Vous trouvez que ça sonne comme une banalité, une évidence ? Bien sûr. Mais ce n’est pas un luxe que de le rappeler. L’Ur-fascisme ne peut admettre, pour sa survie, de laisser se développer un esprit critique.

Concrètement, ça implique un système très vertical, avec l’impossibilité de remettre en question la parole d’un chef ou d’un leader, c’est ce que nous voyons chez les populistes, et de façon plus flagrante dans les régimes totalitaires où la moindre dissension peut mener à la prison ou à la mort.

Rejet de la différence

infographie ur-fascisme rejet de la différencePar essence, la différence crée entre les humains des divergences d’intérêts. Ces désaccords sont donc une menace pour l’Ur-fascisme qui se construit autour d’un consensus d’une part, et d’un rejet de la différence d’autre part. Ce consensus est rendu possible par une idéologie de rejet de celui qui est différent.

On retrouve ce mode de fonctionnement dans le slogan « la France aux français » ou dans le concept de préférence nationale. Encore une fois, c’est une notion très plastique.

Exploitation de la frustration

infographie ur-fascisme frustration

La classe moyenne est la cheville ouvrière de l’Ur-fascisme. La peur du déclassement est un carburant inépuisable pour nourrir une frustration profonde. D’un point de vue matérialiste, cette classe intermédiaire a une tendance naturelle à vouloir se rapprocher de la petite bourgeoisie. Dans nos sociétés capitalistes, lorsque les voies d’accès à l’accession à la classe supérieure semble irrémédiablement bouchée, une colère absurde naît.

Il est alors facile d’utiliser ce sentiment de frustration en désignant des bouc-émissaires. En particulier vers les plus pauvres, victimes de la relégation, voir comme le dit Eco, ce qu’on appelle le lumpenprolétariat.

En pratique, on retrouve cette grosse ficelle dans l’obsession sécuritaire de la droite qui désigne souvent la jeunesse issue des quartiers populaires comme responsable de tous les maux. Discours exacerbé à l’extrême droite qui rivalise de mesures délirantes. Le sentiment d’insécurité, difficilement mesurable, peut alors l’emporter sur les enjeux sociaux.

Nationalisme et complotisme

infographie ur-fascisme complotismeNous y reviendrons un de ces jours, mais le nationalisme peut porter plusieurs ambitions. Dans l’Ur-fascisme, le nationalisme est une identité qui se construit en opposition aux autres nations, toutes des menaces potentielles. Le nationalisme est donc nourri par une forme de complotisme, celle d’un danger mondial invisible.

C’est ce que l’on voit régulièrement avec les théories du Nouvel Ordre Mondial et du Deep state (état profond). Le danger est à la fois en dehors et en dedans, comme un poison qui s’insinue lentement. On connait les racines antisémites de ces théories, c’est un pattern que l’on retrouve dans la montée du nazisme en Allemagne.

C’est nous contre les autres.

Dénoncer la richesse de l’ennemi

infographie ur-fascisme humiliation

Attention, cette notion peut sembler contre-intuitive. En effet, avec le nationalisme, l’Ur-fascisme présente le pays, la nation comme plus forte, supérieure aux autres. Pourtant, elle est indissociable de cette perception : malgré la puissance de la Nation, les autres sont riches, puissants, beaux et forts. C’est l’un des moteurs de l’humiliation qui sert à assoir le populisme.

On retrouve en Europe cette concurrence absurde : Eco prenait l’exemple des anglais qui, pour les italiens, étaient le peuple aux cinq repas par jour. On retrouve des discours profondément toxiques vis à vis de l’Allemagne, pays le plus riche d’Europe, ainsi que les français. Le Russie utilise beaucoup ce double procédé (point précédent ainsi que celui là) pour désigner l’occident. Notons que là encore, on retrouve des relents antisémites.

La vie est une guerre permanente

infographie ur-fascisme guerre permanenteDans l’Ur-fascisme, la vie doit être consacrée à la lutte, c’est une culte à la guerre. Attention, il ne s’agit pas de vouer un culte aux armes et louer les blindés les plus modernes de son armée. Il s’agit plutôt de vivre en rupture permanente, entouré de menaces imminentes qui mèneront à une guerre que les fascistes sont destinés à remporter. Contradiction soulevée par Umberto Eco, une fois cette bataille finale, l’Ur-fascisme serait condamné à la paix.

Pour illustrer cette idée, on peut invoquer l’extrême droite radicalisée qui s’organise en vue d’actions violentes contre les menaces imaginaires du grand remplacement, du lobby LGBT. On peut citer les groupes FR DETER, les Barjols, l’affaire Waffenkraft, et hélas, les exemples ne manquent pas.

Élitisme du peuple

infographie ur-fascisme populismeKézako !? Pour assoir le pouvoir d’un leader, il faut glorifier la voix du peuple. Ce culte repose sur une hiérarchisation stricte de la société, où chaque cadre méprise ses subalternes tout en revendiquant en porter la voix. Cette voix du peuple ne peut plus être qu’incarné par le grand leader.

On retrouve en partie cette façon de penser dans le langage politique qui sous-entend que les électeurs sont manipulés, une vision complotiste qui consiste à structurer une idéologie autour des « détenteurs de la vérité ». Nous pouvons l’entendre auprès des syndicalistes policiers qui délivrent leur vision décliniste de la société sur les plateaux tv ou dans les partis d’extrême droite qui ont besoin de nouveaux électeurs, mais qui méprisent les citoyens considérés comme matrixés.

Le culte du héros

infographie ur-fascisme héroismeDans l’Ur-fascisme, le bon citoyen doit aspirer à être un héros, quitte à y laisser la vie. De fait, tout citoyen est sacrifiable, mais ce statut de héros permet d’accéder à une forme de postérité, autant qu’il permet de constituer la mythologie de l’Ur-fascisme.

C’est une idéologie que l’on retrouve chez les martyrs des causes terroristes autant que dans les grandes armées. La mise en scène du suicide, de la famille Goebbels à Dominique Venner, est également partie liée à ce mode de pensée. La mort est spectaculaire et fait partie du culte fasciste.

La question sexuelle

infographie ur-fascisme contrôle des corpsCe douzième point vient en complément du précédent. Le culte du héros implique nécessairement la question du virilisme. Mais la société est aussi constituée de femmes, indignes du statut héroïque selon le dogme du patriarcat. Il en va de même pour les orientations sexuelles non hétéro, ou même pas assez conquérantee. Quant au genre, n’en parlons même pas.

L’Ur-fascisme implique un contrôle des corps, tous genres confondus. Le corps appartient à la cause et a une fonction bien précise, mourir en héros ou porter les enfants.

On retrouve ce germe toxique dans tout ce que la manif pour tous a porté, ainsi que dans la résurgence masculiniste. Mais pas seulement ! Encore en 2022, le viol est utilisé comme arme de guerre.

Populisme

infographie ur-fascisme exaltation peupleDans l’Ur-fascisme, l’exaltation de la volonté populaire relève en fait d’un transfert : si l’individu seul n’est rien, collectivement, le peuple surpasse tous les peuples de la terre. Pire, l’individu n’est pas conscient de son intérêt, alors que le leader l’est et se fera la voix du peuple. Et pour rendre ce transfert possible, il est nécessaire d’organiser cette passation symbolique dans un spectacle et une mise en scène gigantesque.

Nous avons l’habitude d’entendre des personnalités politiques parler au nom des français. Mais ici, il s’agit du cran au-dessus, c’est par exemple Vladimir Poutine, le 30 septembre 2022 qui organise un grand discours sur la place rouge à Moscou pour annoncer l’annexion de territoires ukrainiens. Une mise en scène destinée à servir un discours impérialiste au nom des russes, pour les russes.

La Novlangue

infographie ur-fascisme novlangueTout le monde devrait avoir lu 1984, et dans ce cas, décrire la Novlangue serait superflu. Mais dans le doute, ce procédé relève de l’appauvrissement de la langue et de l’utilisation de néologismes dont la fonction est de servir le pouvoir.

Alors évidemment, le pauvre George Orwell a été utilisé à tort et à travers, y compris pour condamner le wokisme et ses néologismes. Ce n’est justement pas de ça dont il est question avec les SJW, les Woke et compagnie… Les néologismes ne sont pas problématiques, puisqu’ils sont nécessaires à qualifier des choses pour lesquelles aucun mot assez précis n’existait.

La Novlangue, a contrario, repose sur un lexique pauvre, mais qui exclut également toutes les variétés que contient une langue. Hors nos langues actuelles sont justement plus vivantes que jamais, évoluant constamment.

Conclusion

Ces signes permettent d’évaluer une situation, et en règle générale, si un régime coche les 14 critères, alors il est déjà trop tard. Mais est-ce si simple d’évaluer sa propre situation politique ?

Il serait plus sage d’y voir des dynamiques. En ce sens, que ces 14 points sont justement ce dont il faut s’éloigner pour une démocratie saine, sans pour autant avoir définit ce concept. Par ailleurs, cette grille ne permet qu’un constat désespéré, certains pays cochant allègrement une partie des cases, comme la Russie de 2023.

Nous avons travaillé à un tract que vous pourrez télécharger et imprimer.

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