24 février 2023 | Temps de lecture : 11 minutes

Laurent Mucchielli, Akhenaton et Franck Lepage, trois trajectoires similaires

Laurent Mucchielli, Akhenaton, Franck Lepage… Quels parcours ont mené ces trois personnes aux profils différents pour prendre une trajectoire aussi étrange ?

mucchielli lepage akhenaton montage photo

Il y a tout un tas de gens qui ont pris une voie que nous condamnons, et ça ne nous empêche pas de dormir. Mais là ? À l’image de Thierry Gilardi dépité devant le geste de Zinédine Zidane, nous avons nous aussi envie de dire « pas ça, pas après tout ce que tu as fait ». Parce que par honnêteté intellectuelle, ces trois là, nous les avons aimé.

Point d’idolâtrie chez nous, mais soyons objectif, Lepage, Akhenaton et Mucchielli étaient parmi ceux qui nous aimions citer, un discours cohérent, engagé avec une vraie culture politique.

Et puis un jour, c’est le drame. Une prise de position incompréhensible, et tout va très vite.

1) Laurent Mucchielli

Un chercheur digne de confiance

Laurent Mucchielli était déjà connu dans le milieu militant, livrant des analyses pertinentes sur les chiffres du ministère de l’intérieur. Sociologue de formation, directeur de recherche au CNRS, c’est ça son domaine de compétence.

C’est en 2014 qu’il commence à être médiatisé, sur l’invitation du journaliste John Paul Lepers qui l’interview sur son domaine de prédilection (à 52’25 » dans la vidéo ci-dessous). C’est une critique solide des statistiques sur la délinquance. On sort de la présidence Sarkozy (avec Hortefeux et Guéant comme ministres), et on se fadait Manuel Valls qui n’avait rien changé.

Et il faut comprendre l’importance de ce contre-discours. Il s’agit d’une approche scientifique d’un discours officiel. Même si les chiffres (et en particulier la politique du chiffre) étaient déjà largement critiquée, il manquait aussi ce regard, cette caution. Depuis 2009, il tient un blog sur le club Mediapart, des articles relevant du traitement statistique de la sécurité publique, et plus largement des questions sécuritaires (notamment post-attentat et les nouvelles technologies).

La rupture

Le 17 mars 2020, la France s’arrête (et une bonne partie du monde aussi)  c’est le (premier) confinement. Le 29 mars, Mucchielli publie sur son blog Mediapart un article sur Didier Raoult et l’hydroxychloroquine. Il commence ainsi :
« Je ne suis pas infectiologue ni microbiologiste, et je n’ai rien d’un complotiste. Néanmoins, en tant que citoyen comme en tant que chercheur, je suis choqué par la polémique à laquelle nous assistons depuis maintenant près de trois semaines au sujet du professeur Didier Raoult et de la molécule hydroxychloroquine. »
Derrière la polémique Raoult, médiocrité médiatique et intérêts pharmaceutiques
Reconnaissons lui ceci, il commence par admettre qu’il n’est pas spécialiste du domaine, mais il se dresse sur ce qu’il considère comme une injustice. Et déjà, on peut dresser un premier constat. Nous, citoyens, ne sommes pas conscient du jeu qui se joue : c’est une guerre entre industriels du médicament. La tonalité complotiste est déjà présente.
Suivront environ 70 billets exclusivement consacrés au Covid jusqu’à en aout 2022 où il semble laisser tomber. D’ailleurs, la rédaction de Mediapart a du intervenir, jusqu’à dépublier un article fin 2021 où il allait trop loin.

Le crash en avance rapide

Entre temps, le sociologue se retrouve dans le camp des rassuristes. Nous sommes à l’été 2020, la rentrée arrive et une guerre oppose les soignants : certains annoncent une vague terrible et d’autres, qualifiés de rassuristes prophétisent la disparition de cette grippette. À ce moment là, il signe une tribune avec Louis Fouché, Laurent Toubiana et jean-Français Toussaint, qui achève de le faire basculer dans le camp des complotistes.
capture france soir mucchielli
Mucchielli et Azalert, une nouvelle amitié
A partir de là, c’est la chute libre. Il se détache petit à petit de Mediapart pour se faire inviter par France Soir, le collectif Bon Sens, participe au documentaire La face cachée du Covid de Raphaël Berland (créateur du collectif le cercle des volontaires) et fini par publier un livre en 2022 : La doxa du Covid aux éditions Éoliennes.
capture reinfocovid
Chez RéinfoCovid
Quand Didier Raoult est mis en cause pour ses pratiques à l’IHU début 2022, il monte au créneau pour sa défense.

2) Akhenaton

Un pionnier du rap engagé

Pour qui aime le rap et qui a connu l’âge d’or de la fin des années 90, Akhenaton est une pierre angulaire. Son groupe Iam est l’un des groupes qui compte. Philippe Fragione aka Akhenaton est touche à tout. Riche d’une histoire à rebondissement, dont une partie en fait un pionnier du hiphop français, tout droit importé de New York à Marseille.

Dans le milieu de rap français, il conjugue une musique tout public bien classée dans les charts, et des textes plus engagés. Les observateurs aiment à qualifier cet engagement sous le terme « rap conscient ». Les albums défilent, et au fur et à mesure des interviews, AKH (pour Akhenaton) rappelle souvent ses origines ouvrières et l’immigration italienne. Il se revendique même à gauche quand beaucoup de rappeurs s’épanouissent dans l’entreprenariat et l’étalage de signes de richesse.

Nous gardons en tête certains morceaux épiques comme Demain c’est loin, ou la fin de leur monde, où le rappeur décrit avec ses confrères une réalité brutale de l’exploitation capitaliste, des guerres, de la misère, de Marseille à l’autre bout du monde.

Akhenaton c’est l’histoire d’un mec intelligent qui a agrégé toutes les cultures autour de lui, qui parle de mémoire, de culture, de tolérance. Comment voulez-vous qu’il ne soit pas apprécié à gauche ?

Changement de trajectoire

Oui mais justement, AKH n’est pas non plus un héros ouvrier. Et en 2015, le rappeur participe à une campagne de Coca-cola, une compagnie aux pratiques contestables. D’ailleurs, les critiques agaceront le rappeur.

Il invoque un combat à mener de l’intérieur. Admettons. Ça ne change pas vraiment ce qu’est Akhenaton qui continue finalement à rapper. Ça ne sera ni le premier, ni le dernier à louer sa notoriété aux marques.

Passons.

Mais les choses s’enveniment une fois le Covid arrivé. En avril 2021, il est invité sur France Inter. La nature de son discours ne varie pas, il dénonce un système d’hyper-consommation, en appelle à lutter contre cette culture de l’individualisme pour les générations futures. Bien sûr, loin de toute hypocrisie, il ne se met pas hors du lot.

Quand Léa Salamé lui demande ce qu’il pense de la montée de l’extrême droite, il invoque ce premier effet psychologique de l’enfermement pendant un an, comprendre les confinements successifs. Si la journaliste ne l’emmène pas sur le terrain de la vaccination, il tient un discours raisonnable : Il n’y a pas de coupables, la vie est plus complexe, c’est un ensemble de facteurs qui a mené à cette situation. Et l’extrême droite joue sur les peurs pour trouver un bouc-émissaire.

Comment ne pas être d’accord avec ça ?

Seulement la fin de cette interview laisse un gout étrange : la culture privée s’effondre. C’est le signe d’une société qui s’effondre, et de prendre son exemple personnel, lui qui n’a pu travailler pendant un an.

Le Covid sifflera trois fois

Et patatras, c’est le drame ! Akhenaton est hospitalisé des suites du Covid, le 1er aout. Une pneumopathie pour laquelle il est traité efficacement. Il sort de l’hôpital au bout de quelques jours.

Bien évidemment, on ne souhaite à personne de tomber malade. Toutefois, on a commencé à l’avoir mauvaise quand à peine sorti de l’hôpital, il insiste : “Je ne regrette pas de ne pas avoir été vacciné”.

Tout le mois de septembre, il continue de répandre ce discours : il milite pour la liberté de se vacciner, il refuse d’être qualifié d’antivax. Le discours est ambigüe, les vaccins ARNm seraient une thérapie génique, mais chacun est libre de s’injecter ce qu’il veut. Un discours qui va contre toute stratégie sanitaire globale.

« je ne suis pas antivax, je suis anti-ce-vax. Je ferais celui de l’institut Pasteur si c’était possible »
Akhenaton – 7 janvier 2022

panneau akhenaton citation
cité par l’anti-média, la chanson le calme comme essence

Ce discours rencontre un certain succès. Non seulement auprès d’un auditoire qui estime le rappeur pour son œuvre. Mais pas seulement, il devient une icône anti-système avec son discours aux accents de liberté qui se veut nuancé. À l’image de cette page « l’anti-média » qui diffuse sur les réseaux sociaux des citations allant dans le sens d’une critique des puissants, du système, etc… Comme cette citation extraite d’un morceau du rappeur, le calme comme essence.

Hors contexte, mais symptomatique d’une reconnaissance dans une sphère plus que douteuse. Jusqu’ici c’est décevant venant de lui, mais pas encore un grand basculement. Justement, ça vient.

Après la pluie

Parce qu’à force de diffuser un discours ambigüe dans un contexte qui ne supporte pas vraiment le funambulisme, on finit par se retrouver persona non grata d’un côté. Akhenaton participe au film « après la pluie », qui tourne largement autour de Louis Fouché, Christian Perronne  et bien sûr Laurent Mucchielli. On y retrouve également  Didier Super qui tient un discours niant la gravité du virus.

 

Le film annoncé pour l’été2022 est repoussé à l’hiver 2023 et financé par une cagnotte sur le site HelloAsso. Sans surprise, le collectif à l’initiative de ce film, Le ciel a tout filmé est proche de RéinfoCovid et son projet soutenu par FranceSoir.

En quelques mois, Akhenaton a basculé dans le monde des antivax, malgré tout ce qu’il revendique comme nuance, il a été digéré par ce petit monde là.

3) Franck Lepage

Les conférences gesticulées

Beaucoup à gauche ont découvert Franck Lepage avec cet extrait court mais percutant sur l’usage de la langue de bois. C’est l’époque de la SCOP le pavé qui promeut l’éducation populaire avec des conférences gesticulées. C’est ludique, drôle et efficace.

Encore aujourd’hui, les deux spectacles Incultures (I & II) restent d’actualité. On y apprend plein de choses, la constante macabre, le filtrage social, la théorie du parapente et la culture du poireau. Comment ne pas aimer ce mec ?

La SCOP le pavé ne semble plus exister et a été remplacé par une autre : l’ardeur. Lepage continue toujours à faire des conférences gesticulées, toujours très longues, mais également à prendre des positions politiques (ce qui est tout à fait normal).

De Chouard aux gilets jaunes

Toutefois, Franck Lepage a eu cette tendance à nous agacer en prenant la défense de son ami Étienne Chouard, avec qui il fait du parapente. L’amitié est parfois bizarre, et on peut entretenir des liens avec certaines personnes dont on ne partage pas les opinions. Et on comprend son embarras devant l’obstination de Chouard qui n’a jamais vu de mal à faire de la retape pour Alain Soral.

Et ça ne va pas s’arranger avec la séquence des gilets jaunes.

Parce que ce moment politique est nouveau et il ramène d’un coup sur le devant de la scène médiatique des prolétaires. Avec toute une variété de discours qui vont de très à gauche à très à droite, selon les endroits. Nous l’avons expliqué, c’est aussi un moment où le complotisme va se renouveler. Justement, Lepage voit dans cette effervescence la renaissance d’une conscience de classe, pendant que le RIC prôné par Chouard, désormais persona non grata, devient une revendication essentielle de ce mouvement.

En décembre 2020, Chouard et Lepage animeront une conférence gesticulée ensemble.

La crise du covid

C’est avec le Covid que les choses se gâtent. Une fois passé le confinement avec les effets que l’on sait sur chacun de nous, les paroles commencent à se délier. L’été 2020 est celui des rassuristes, appel d’air pour un mouvement anti-masques et antivax. C’est dans ce contexte que Franck Lepage va commencer à glisser doucement.

Le 25 novembre, Frédéric Taddéi interview notre conférencier dans Interdit d’interdire sur Russia Today. Intitulée Covid 19 : l’ami des puissants, l’émission instille le doute. Pour Lepage, le Covid n’est pas un complot, mais c’est bien commode pour le capitalisme qui impose ce qu’il n’a pas pu faire avant. C’est la thèse de Monique Pinçon-Charlot, dont nous parlions ici.

D’ailleurs, Pinçon-Charlot participe dans la séquence que nous avons relevé, à un documentaire produit par Infoscope : Un pognon de dingue. Lepage y participe aussi. Le tournage s’est fait avant le Covid, et le montage final qui sort le 7 octobre 2020 est un documentaire anti-capitaliste sans coloration complotiste. C’est uniquement la séquence de la sociologue, diffusée sur la chaîne de la production qui parle de grand reset.

Des sources un peu douteuses

Une semaine plus tard, sur Facebook où il poste très peu et en général de l’auto-promo de façon assez réfléchie, il invite à écouter une conférence de Louis Fouché. À ce moment là, Fouché est déjà tricard. Le lendemain, c’est à dire le 3 décembre, il réagit aux critiques et partage une vidéo de Laurent Toubiana.

Puis voyant les réactions, le 4 décembre c’est au tour de France Inter d’en prendre plein la poire, et d’être qualifié de propagandiste pro-vaccin. Cette séquence se déroule sur trois jours, et ça pourrait être l’expression d’une colère et d’une rancoeur, mais soyons en certain, il peut revenir à la raison ! Parce que soyons clairs, ici, aussi brillant qu’il puisse être, il s’abreuve aux mêmes sources douteuses que la complosphère.

Lepage vole au secours de Mucchielli

Le 21 avril 2021, il partage l’un des textes de Mucchielli. Nous sommes avant l’épisode clash avec Médiapart, mais ce dernier écrit déjà beaucoup sur le Covid. En août de la même année, il lui apporte son soutien, via le site de son collectif L’ardeur.

Le même mois, avec Laurent Mucchielli, Laurent Toubiana et bien d’autres, il signe une tribune dans QG, le média créé par Aude Lancelin.

https://qg.media/2021/08/30/tribune-a-t-on-encore-le-droit-dexercer-son-esprit-critique-en-france/?fbclid=IwAR35quJCX–s82_ItIMpRHo0SCIOEavgRSZ3s4NbUzWMNXWGbLYGzjvRgH0

Pour commencer, soyons clair. Le gouvernement n’a pas eu une gestion optimale de cette crise. Entre les petites phrases de Macron, l’argent magique, les choses concrètes et la réforme du système de santé qui continue encore à mettre les soignants sous pression, il y aurait des tas de choses à dire.

Ajoutons à ça que nous sortions de la crise des gilets jaunes, où la répression s’est faite ultra-violente.

 Et dans ces contextes successifs, les Mucchielli, Akhenaton ou Lepage avaient une parole qui était écouté. Et c’est d’autant plus pénible pour nous que nous respections ces gens pour leur travail.

Mais la confusion avec la gestion calamiteuse du gouvernement et le mode de fonctionnement du capitalisme a mené à un glissement vers des sphères ouvertement complotistes, qui ne voient pas malice à magouiller avec l’extrême droite. D’autant plus décevant venant de personnes dont la force de conviction semblait inaltérable.

Les points communs

Nous pouvons déjà dégager des axes, des points communs à ces trois trajectoires :

  •  Ce n’est pas tant le doute dans une période de doute généralisé, et d’avoir eu envie d’écouter les rassuristes. C’est normal d’avoir cherché à se rassurer. Le problème, c’est d’avoir tenu contre vents et marées une position qui les a rangé aux côtés de personnalités qu’ils combattaient eux même avant cette pandémie.
  • Corollaire du point précédent, ça en revient à défendre des positions indéfendables : lutter contre le capitalisme en refusant le vaccin, peu importe les raisons, c’est déjà un décalage qui illustre une impasse dans le raisonnement.
  • Les trois sont sortis de leurs domaines. Alors en plus Mucchielli, sociologue émérite qui s’embourbe avec des charlatans, c’est incompréhensible.
  • Enfin, ce glissement a été rapide. C’est une vraie surprise.
  • Pour finir, nous voulons tout de même pointer un personnage qui a son rôle à chaque fois, c’est Louis Fouché, l’âme damnée de RéinfoCovid. Nous y reviendrons sûrement.

Quelles leçons en tirer ?

Ce qui nous apparaît comme fascinant aujourd’hui, c’est de voir que Mucchielli, Akhenaton et Lepage ont glissé. Et c’est allé très vite. Ce phénomène, nous l’avons observé à maintes reprises. D’abord il y a un accroc, une dissidence qui se dessine sur un point bien particulier. Soit, ça arrive. Puis selon la personne, on peut acter un désaccord et une position contestable ou bien le voir se réfugier auprès d’un auditoire qui veut entendre ça.

Puis parlons aussi de l’attitude que nous pouvons avoir face à une personne avec qui nous sommes en désaccord. L’anathème n’est pas une solution. C’est un réflexe qui pousse une personne vers le complotisme. Pire, l’esprit de contradiction peut servir de courroie d’entraînement vers la complosphère.

Pour conclure, au moment où il est essentiel de trouver un terrain d’entente dans une crise, se mettre en opposition révèle un réflexe anticonformiste peu raisonnable. Il ne s’agissait pas d’une concorde républicaine ou d’un quelconque nationalisme, mais de pratiques sanitaires pour se protéger soi même autant que les autres.

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