La misanthropie serait-elle le poison de notre époque. Alceste, le misanthrope de Molière, déteste les autres qui le lui rendent bien. Et plus les autres le détestent, puis lui même développe ce mépris. Pourtant, il est incapable de vivre sans eux…
Ainsi, les complotistes gobent n’importe quoi, auraient un QI très bas, voire souffriraient de terribles carences intellectuelles. C’est une façon de voir les choses qui nous confortent, à force d’analyser les discours et les narratifs, dans une position très confortable. Mais où est-ce que ça nous mène ?
Faire société ensemble
Avant toute chose, il est nécessaire de rappeler des banalités. Le complotisme est une problématique que nous prenons au sérieux, nous trouvons les mêmes gènes qui nourrissent les régimes autoritaires et les sociétés totalitaires : la défiance, le bouc-émissaire. Nous cherchons depuis des années à analyser pour développer des outils d’auto-défense intellectuelle, et pour le moins, la question du complotisme est une affaire complexe. Il ne s’agit pas ici ni de minimiser, ni de relativiser. Le plus important dans ce combat n’est pas la façon, mais la raison de le mener.
Même avec les complotistes !
C’est un pré requis qui ne saurait être remis en cause, nous faisons société avec ceux qui portent les idées que nous combattons. Le moyen pour exprimer cette opposition, c’est la politique.
Comment naît cette défiance, ce discours anti-système ? Pour une large part, c’est le sentiment d’un échec démocratique. Ce sentiment, qu’il soit légitime ou non, c’est ce qui arrive quand on a la conviction que notre système (entendre ici, notre organisation sociale) ne fonctionne plus et ne répond plus à nos attentes de citoyens. Bien sûr, notre démocratie est loin d’être parfaite, on aurait beaucoup à dire dessus.
Ce ne sont pas seulement les mauvais perdants qui se rebiffent ! L’impression que la démocratie elle-même ne répond plus aux attentes des citoyens nourrit une immense frustration. Comment une société moderne, plus riche que jamais, peut ne pas répondre à des enjeux majeurs ? Si ça ne fonctionne pas comme ça devrait, il doit y avoir une raison et alors il suffit de piocher dans notre histoire pour trouver un bouc-émissaire. L’antisémitisme, les pouvoirs occultes font partie de notre histoire. Personne n’invente rien, le complotisme n’est qu’une mise à jour de logiciels anciens.
Est-ce une bonne réponse ? En aucun cas.
Le mépris
La terre plate ? Les nano-particules dans les vaccins ? Les « false flag » ? On peut décliner à l’infini, tant tous les jours, de nouvelles expressions naissent, conditionnées par l’actualité.
La terre plate, c’est grotesque ! Oui, offrons nous une bonne tranche de rigolade au détriment des autres. Puisque finalement, par leur expression, ils se sont exposés, et quelque part, ils le méritent non ? Pour ça, sortons le catalogue de sophismes et de moisissures argumentatives. L’enjeu n’est de toute façon pas de convaincre, mais de vaincre : la vérité à grands coups de rhétorique, car oui, forcément, de la vérité nous sommes détenteurs.
Si l’autre n’est pas sensible à ces arguments implacables, il n’y a plus rien à faire, il est irrécupérable. Évidemment, ça ne marche quasiment jamais. Avez-vous déjà convaincu quelqu’un en le méprisant ? Mais admettons, nous arrivons à convaincre un adepte de l’adrénochrome que c’est une théorie bidon, ça veut dire que maintenant il pense bien, seulement parce qu’il a accepté un fait ? Il était donc stupide hier, et aujourd’hui, ça va, il a élevé le niveau ?
Voilà donc pourquoi l’anathème ne fonctionnera jamais. En continuant à privilégier la condescendance pour disqualifier tout discours considéré comme complotiste, on entretient cette frustration, et on s’éloigne foncièrement du but que l’on prétend vouloir atteindre. Parce que oui, cette méthode pose des questions sur le véritable but à atteindre.
Est-ce une bonne réponse ? En aucun cas.
Petit aparté sur la régulière accusation de folie. Se réjouir de l’incohérence d’une personne en pleine crise de décompensation n’a rien ne glorieux et trahit plutôt un manque d’empathie. La folie, au sens clinique, ça fait peur. Sans fausse naïveté, car une pathologie n’excuse pas tout, il n’est pas du meilleur gout de s’en abreuver.
Et que dire du repenti, détenteur de vérité qui une fois revenu à la lumière donne des leçons à tout le monde? Comment a-t-il pu prendre conscience en réfléchissant mal ? Peut être qu’il réfléchit toujours mal, même en s’étant rangé du bon côté de l’histoire, allez savoir…
Mais ils pensent bien ou pas?
Toujours est-il que cette histoire de bonne réflexion agite les consciences, mais pas pour des enjeux éthiques. Ce qui se passe ici, c’est une querelle sur ce que veux dire « bien réfléchir » ou « bien penser », c’est à dire d’avoir la conduite que l’on considère comme rationnelle. Or, nous l’avons vu, la frustration est certes bien mauvaise conseillère, elle n’en demeure pas moins une raison tout à fait rationnelle de se tourner vers un semblant de sens, quelque chose qui a la saveur de l’espoir.
Oui, les complotistes parlent constamment de démocratie et de liberté. Et vous savez le plus fou ? Ce sont les populistes qui exploitent le mieux cette rancœur. Le grand remplacement a d’ailleurs été remplacé sous la plume de Camus par La dépossession. On peut difficilement faire plus éloquent.
Pendant des années, les prêcheurs de reproductible en laboratoire ont balayé d’un revers de la main l’expérience personnelle de patients qui ont vécu des actes et discours médicaux comme des violences. La défiance envers la médecine ne viendrait-elle pas un peu de là aussi ? Pourtant c’est parfaitement logique de se méfier de celui qui a commis des violences, et quand on fait face à une institution, on s’oppose à tous ses avatars.
Est-ce une bonne réponse ? En aucun cas.
Mais l’impuissance que ça génère conditionne les choix intellectuels. Et ce sont ces personnes-là que nous devrions considérer comme stupides et incultes…
Et surtout, qu’est-ce que ça dit de nous ? Nous les debunkers, les fact-checkers de tout poil, amateurs ou non, qu’est ce que nous valons, humainement parlant, à considérer qu’une part des citoyens est stupide et inculte. Et de fait, de chercher un responsable : l’école, la télévision, Tik tok, Aya Nakamura. On a les bouc-émissaires qu’on mérite. Nous devenons misanthropes.
La gauche minée par la misanthropie
Que vient faire la gauche dans cette histoire ? Par ce qu’elle porte historiquement comme références humanistes et émancipatrices, tout simplement. Seulement, la misanthropie prend la place de tout projet de société.
La foi en l’humanité
Nous en sommes donc arrivés à refuser l’idée même que ceux qui réfléchissent bien puisse avoir tort. Puisqu’il n’existe qu’une vérité, alors bien réfléchir doit amener à cette vérité, c’est inexorable. Et si les autres réfléchissent bien alors que je ne suis pas d’accord, ça veut dire que c’est moi qui ai tort. Allons plus loin, puisque finalement, dans une société du libre arbitre, choisir une mauvaise voie est forcément un choix conscient, et si on réfléchit bien et qu’on choisit librement et en conscience une mauvaise voie, alors on mériterait l’humiliation souhaitée par les tenants de la vérité.
C’est là qu’on trouve la légitimation du troll, quand beaucoup ont laissé de côté la veille et la réflexion politique.
Nous sommes tous complotistes ! Derrière cette assertion volontairement provocatrice, il y a une réalité. Chacun d’entre nous peut être séduit par une thèse qui répond à sa frustration.
Le complotisme est une mentalité, penser que nous sommes immunisés est une erreur tactique et un signe d’une grande prétention. Cette mentalité se construit, se nourrit, on ne naît pas complotiste. Voilà pourquoi des gens qu’on estime se retrouvent un jour sur la pente glissante, bien qu’ils soient des militants formés, des scientifiques affutés…
Le problème apparaît quand on considère, en filigrane ou non, que la citoyenneté ne concerne plus ces complotistes-là. Dés lors, on se confronte à une question fondamentale, et je m’adresse ici à ceux qui se réclament de l’anti-fascisme, quelle valeur défendons-nous en nous opposant au complotisme ? L’humanisme ou la misanthropie ?
Moi j’ai choisi celui de la foi en l’humanité.
Quel avenir porte la misanthropie et le cynisme ?
Nous vivons une séquence fortement imprégnée de complotisme, du 11 septembre à la Covid. On est loin d’en avoir fini et le risque de voir ces théories métabolisées sous forme de projet politique prend du corps petit à petit. Le complotisme porte en lui les mêmes gènes que le fascisme.
- L’Allemagne n’est pas devenue nazie du jour au lendemain, il a fallu toute l’entre deux guerre pour que la société intègre la défaite comme une humiliation et se retourne contre « les untermenschen ». La société allemande était un fleuron industriel qui avait misé sur la science autant que l’occulte dans un curieux mélange des genres. Les pires bourreaux étaient cultivés et éduqués.
- Au Rwanda, tout un narratif contre les cafards relayé par Radio-Télévision des Mille collines a entrainé un déchaînement de fureur. Ce sont des fonctionnaires et des commerçants qui ont pris des machettes pour exterminer une ethnie entière.
La misanthropie ne vaincra pas le complotisme, parce qu’elle se met à sa hauteur, portant en elle la même toxicité pour la société. Être misanthrope dans ce contexte, c’est alimenter le rejet qui nourrit le complotisme et les frustrations qu’il porte. Et par extension, cette détestation des autres alimente l’extrême droite qui se nourrit de ce rejet.
Si la gauche intègre petit à petit la misanthropie dans son logiciel, c’est la conséquence de plusieurs effets. Il est probable que la même frustration démocratique la nourrisse. C’est également ce qui arrive quand on ne défend plus nos fondamentaux, l’humanisme, l’égalité, la justice sociale et l’émancipation. Ne reste plus qu’un idéalisme vide et désabusé. Et ça ne vaut guère mieux que le complotisme.
Est-ce une bonne réponse ? En aucun cas.