L’hégémonie culturelle. Ha ça, qu’est ce qu’on en cause ! Hégémonie par-ci, hégémonie par là, l’expression est omniprésente dans le sociolecte des Debunkers, au même titre que les termes récits, narratifs et discours.
Avant tout, il y a un constat, celui de la brutalité du contexte politique, l’extrême droite ne se cache plus. Et un questionnement, comment ? Comment les fachos ont-ils réussi à se hisser là où ils sont aujourd’hui en occident, parfois aux portes du pouvoir, parfois au pouvoir ? « Ils sont élus par des débiles ! » Formidable, mais un peu court non ? Le réflexe de disqualifier l’ennemi et de le rabaisser est facile. Infantile, comme l’auraient dit Lénine ou Antonio Gramsci.

De Gramsci justement il sera question ici. Pour le philosophe italien, la notion d’hégémonie culturelle est fondamentale. Construite sur les réflexions révolutionnaire de Lénine, sa pensée pose des questions d’ordre stratégique. Depuis les geôles fascistes (où il mourra en 1937), il produit des cahiers de théories politiques, transmis clandestinement aux communistes du PCI qui le feront passer à la postérité.
En 2025, Gramsci est tendance, tout le monde en parle, tout le monde se l’approprie, de De Villiers à Blanquer. Alors posons la question candidement, de quoi s’agit-il ? Si on pose la question à Google, nous aurions cette réponse, extrait de la page Wikipédia.
L’hégémonie culturelle est un concept développé à la suite du théoricien marxiste non conformiste italien Antonio Gramsci. Il part du postulat que la conquête du pouvoir présuppose celle de l’opinion publique.
Wikipedia
Pourquoi cette définition de l’hégémonie culturelle ne convient pas ?
L’opinion publique : la notion coince. Pierre Bourdieu l’avait formulé ainsi dans un article, L’opinion publique n’existe pas. Il y explique que l’opinion publique selon les sondages est un artefact. Surtout, il y démontre qu’il y a une verticalité dans la grammaire du sondage : les opinons sont déjà formulées et le public doit prendre position. Cette approche de l’opinion publique a une vertu, elle illustre une notion abstraite, un cadre auquel fait en fait référence Gramsci : la superstructure.
Figurez-vous que Gramsci était un communiste marxiste. Étonnant, non ? Forcément, retrouver un concept marxiste ne devrait étonner personne.
La superstructure est l’ensemble des formes politiques, juridiques et idéologiques qui sont en interaction avec l’infrastructure.
Superstructure et infrastructure – Wikirouge
En pratique, l’école, la justice, les lois, la presse, l’édition sont régies par la classe dominante. En langage marxiste, et pour faire court, la bourgeoisie. La classe dominante produit de l’idéologie dominante. Par sa capacité à organiser la production (infrastructure) et à perpétuer cette organisation (superstructure), la classe dominante est hégémonique.
Pour Gramsci, la classe dominante produit des intellectuels qui perpétuent ce système de production. Ce sont les intellectuels organiques. Il est donc nécessaire aux révolutionnaires de produire leurs propres outils, leurs propres intellectuels afin de pouvoir mener la lutte sur le terrain des structures. En langage gramscien, il s’agit de mener une guerre de position.
En d’autres termes, la bataille de l’hégémonie culturelle est un moment de fabrication d’une idéologie dominante, celle qui détermine les catégories, le langage. Et donc qui, en bref, fabrique la fameuse « opinion publique ».
La Nouvelle Droite et l’hégémonie culturelle
Prenons maintenant cette citation attribuée à Alain de Benoist, fondateur du GRECE et idéologue de la Nouvelle Droite :
Pourquoi les révolutions échouent ? Le gramscisme tente d’apporter une réponse à cette question en considérant que la base idéologique de l’appareil est radicalement opposée aux idées révolutionnaires. Cet appareil est hégémonique, il a le monopole de l’idéologie. Il faut donc faire d’abord les révolutions dans les têtes, gagner cette bataille, celle de l’hégémonie culturelle.
Ce pourrait être du Gramsci dans le texte mais non, il s’agit d’une nouvelle pensée, le « gramscisme de droite », pur produit du métapolitique développé par la Nouvelle Droite.
Cette posture iconoclaste ne fait que masquer que les intellectuels de droite n’ont rien de révolutionnaire. Gramsci sans lutte des classes, c’est au mieux une hold-up sur Gramsci, achevé par une torsion consciente et perverse. Dit moins brutalement, ça reste une bataille culturelle menée par des bourgeois contre d’autres bourgeois, une lutte intestine pour le pouvoir. Une guerre de position est plus simple à mener dans un espace politique aussi restreint.
Reprenons la citation : le constat est juste, l’appareil (la classe dominante et les outils de production) est opposé aux idées révolutionnaires. En revanche, l’hégémonie culturelle ce n’est pas juste « dans les têtes » que ça se joue ; il ne s’agit pas d’opposer des arguments sur un marché des idées, mais bien de mettre un pied dans la porte de la superstructure.
La Nouvelle Droite se revendique donc de la stratégie révolutionnaire sans pour autant l’être. La Révolution identitaire prônée par l’extrême droite n’est qu’un énième avatar du capitalisme. Les intellectuels de la Nouvelle Droite ont mis un pied dans la superstructure, on leur doit de funestes réussites, comme la structuration dans l’ombre d’une extrême droite qui est aujourd’hui aux portes du pouvoir. Laissons de côté l’aspect ésotérique ou folklorique de certains discours, les outils d’influence développés par le GRECE ou le Club de l’Horloge ont été d’une efficacité redoutable : le concept de réinformation, les pires slogans du FN, l’alliance du conservatisme et du progrès, imposer l’immigration dans le débat public, la campagne de com’ menée par ces intellectuels a structuré une partie du paysage politique actuel.
Et concrètement ?
Si Agnès Verdier-Molinié avait été une contemporaine de Marx, nul doute qu’elle aurait été qualifiée d’intellectuelle organique. Le lobbying ultra libéral de ces think tank n’est rien d’autre qu’un travail de sape en vue de faire basculer cette hégémonie. Son discours, exprimé sur nombre de médias et toujours plus radical, n’a pas la vocation à devenir mainstream. Il s’agit en réalité de tirer le cadre, de déformer l’idéologie dominante de son côté.
À ce titre, la fenêtre d’Overton est un bon indicateur. Il s’agit du cadre de ce qui est politiquement acceptable dans un discours. Les efforts antiracistes des années 80 et 90 auront produit leurs effets, étirant le cadre vers l’égalité et le progrès. Ce cadre est mouvant. On apprend à l’école le respect, la différence, on apprend que la loi protège (tout du moins dans les textes) les minorités. Il faut regarder derrière nous pour voir d’où l’on vient, à l’époque où Chirac parlait du bruit et de l’odeur, de la Zoubida et des sketchs racistes d’un Michel Leeb. Fortes du cadre de pensée inculqué par l’école et dans les médias, les années 2020 sont celles du « on ne peut plus rien dire ». Une façon de percevoir le cadre.
Pourtant, le vent va peu à peu tourner, et la loi immigration de 2024 marque un changement d’orientation ; le cadre se déplace aujourd’hui en sens inverse. L’évolution d’hier était déjà insuffisante, celle d’aujourd’hui va carrément à l’opposé. Quand est-ce que nous avons commencé à perdre du terrain ? Avec la vague #metoo? Avec l’affaire Papy Voise ? En réalité, il s’agit ici de rapports de force et la balance penche en notre défaveur.
La stratégie sur le long terme de l’extrême droite a fini par payer. En étant les premiers à prendre internet au sérieux par exemple. Il y aurait tant à dire sur la façon dont ce courant a su se réinventer, agrégeant les colères, digérant les contradictions et en produisant des intellectuels qui en ont fait de l’idéologie. Là où Gramsci ne pouvait pas prévoir, c’est l’impact des réseaux sociaux, diluant la parole des intellectuels dans un océan d’avis. L’extrême droite a su s’adapter à cette nouvelle donne.
Le cas Trump
L’hégémonie culturelle ne se décrète pas. Ce travail de fond est long et laborieux. L’exemple du courant MAGA est exemplaire à ce titre-là. Trump a su agréger des aspirations politiques très différentes, dont beaucoup ont été créées, ou au moins répandues dans le champ sociétal par la bataille des idées menées, disons depuis Reagan, par l’ultra-droite américaine. Ainsi, alors, que dans les années 90, les chrétiens radicaux de l’Army of God assassinaient les médecins pratiquant des avortements, aujourd’hui l’avortement est devenu légalement interdit dans un certain nombre d’états. Plus besoin de terroristes fous de Dieu pour trucider les médecins pro-choice, la loi condamne lourdement ces derniers. C’est ça, la victoire de la bataille des idées.
De fait, la radicalisation des mesures d’un Trump advient alors que la bataille de l’ultra-droite chrétienne est déjà gagnée. Son premier mandat fut celui d’un homme d’affaire, républicain un peu radical, qui visait surtout des mesures économiques, deal and business first, à l’intérieur comme en politique extérieure. Pendant 4 ans, il a occupé le terrain et fait nommer des juges acquis à sa cause à la Cour suprême. Son second mandat est une rupture, en ce que, comme la lave jaillit soudain des tréfonds d’une terre qui travaille depuis des millions d’année, Trump a, en plus du reste et au somment d’un volcan idéologique prêt à exploser, décrété et mené une guerre, jusque-là victorieuse, sur le terrain de la liberté d’expression, de la liberté pédagogique, des droits des personnes LGBTQI+ du droit des femmes et de l’immigration. Ainsi l’hégémonie n’est-elle plus seulement et réellement dans les têtes, mais dans le cadre institutionnel du pouvoir.
Conclusion
Trump en est un exemple criant, tout comme les autocrates comme Orbàn, Milei, ou Modi, ils sont l’homme d’un moment. L’hégémonie culturelle est CE moment. Quand l’extrême droite pèse sur les institutions, sur la superstructure, elle crée un cadre favorable à l’apparition d’une personnalité, la percée d’un parti, qui vont alors pouvoir accélérer leur politique délétère.
Cela fonctionne aussi en sens inverse. À nous de peser sur les institutions pour à nouveau faire pencher la balance dans notre sens.

