Boris Karpov, comme nous l’avons vu dans notre dernier article, est une source récurrente de Pravda, la pointe émergée du réseau Portal Kombat dans le monde francophone.
Le ton est à la propagande de guerre russe ; de longs posts sur le déclin de l’Europe et les victoires de la Russie.
Aujourd’hui, nous partirons d’un article de juin 2025 sur le décès d’Eric Denécé. Les théories sur sa disparition alimentent différentes sphères sur un ton complotiste. Mais surtout, nous verrons comment Boris Karpov incarne une passerelle entre la fachosphère française et la propagande russe.
Commençons d’abord par jeter un œil à cet article.

L’article est une nécro d’Eric Denécé, ancien du renseignement et consultant régulièrement invité sur les plateaux TV. La cause du décès semble être un suicide. Mais comme nous le verrons par la suite, la thèse est largement remise en question.
En jaune, nous avons surligné tous les éléments de langage impliquant une remise en question de la version du suicide. Beaucoup d’insinuations, de fausses corrélations et de coïncidences.
En orange, des noms et comme nous le verrons juste après, là non plus il n’y a pas de hasard.
Les noms invoqués par Boris Karpov
Eric Denécé
Eric Denécé a été retrouvé chez lui le 11 juin 2025. L’homme était connu comme un ancien des services de renseignement français. Fondateur du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il était régulièrement invité sur les plateaux comme expert.
La nouvelle de sa mort a bien entendu choqué son entourage. Très vite, ses proches ont commencé à mettre en doute la thèse officielle avant même qu’elle n’existe :
Selon un membre de la famille, la police scientifique a relevé des empreintes autour de la voiture, des traces de poudre sur les mains de la victime, et une balle tirée dans la tête. « Pour la police, on s’oriente vers un suicide », confie-t-il à L’Express. Une enquête a été confiée à la brigade de recherches d’Annecy pour déterminer « les causes de la mort ». « L’hypothèse du suicide est la plus probable mais aucune thèse n’est exclue », précise la procureure.
Le suicide, une hypothèse contestée par ses proches
Parmi ses amis et collaborateurs, nombreux sont ceux qui refusent de croire à un geste désespéré. « Il traversait une mauvaise passe financière, mais on aurait pu l’aider. Je ne crois absolument pas à un suicide », affirme l’un d’eux. Un membre de la famille va plus loin : « C’est une exécution. » Jacques Myard, maire LR de Maisons-Laffitte et ancien député, ne rejette pas non plus la piste criminelle : « Il sortait des papiers qui ne plaisaient pas, c’est tout. »
Services secrets, pro-russe, extrême-droite… Qui était Eric Denécé, figure controversée du renseignement, dont la mort reste mystérieuse ? – La Dépêche – 29 juin 2025
L’enquête est en cours, donc. Ce qui n’empêche pas tout un aréopage de commentateurs du monde politique d’avoir déjà un avis très clair. Détail surprenant, l’ensemble de ces experts appartiennent à la même sphère, l’extrême droite. Étonnant, non ?
Prenons par exemple, un certain Alain S, mondialement connu pour son canapé rouge et son sens de la formule outrancière :
« Question : dans quel contexte récent s’inscrit le décès d’Eric Denécé ?
Soral : Une guerre interne entre des gens à la tête des services français qui trahissent la France au profit de l’Amérique et d’Israël et des patriotes qui tentent de résister. […] Il faut faire le ménage en empêchant les diseurs de vérité de pouvoir alerter l’opinion. […] Denécé a sous doute été mis à mort parce que sur des tas de question, Russie Ukraine, Israël, sur le rôle de la France et de la soumission de la France, il avait des choses à dire et a sans doute été exécuté. »
Ce que Soral met en lumière , au milieu de ses élucubrations obsessionnelles sur Israël, c’est que Denécé était perçu comme un patriote attaché à la vérité, luttant contre ce qu’on pourrait résumer à l’État profond. Cette image venait du fait que le consultant avec une ligne que l’on considérera à minima comme critique envers l’Ukraine et une certaine admiration pour la Russie de Poutine, ce qui est régulièrement considéré dans la fachosphère comme étant de la lucidité.
Ces discours, Eric Denécé les avait distillé sur les grands plateaux où il était régulièrement invité, mais également sur des canaux secondaires réputés pour leur confusionnisme :
Finalement, lorsque son décès est annoncé, c’est l’effervescence. Quelque articles de presse relaient l’information de façon factuelle, rappelant la nature « controversée » du personnage. Mais c’est surtout dans les sphères extrême droite et complotiste que l’information fait florès.
La thèse officielle du suicide est avancée, mais elle suscite de sérieux doutes parmi ses proches et de nombreux observateurs.
Décès d’Éric Denécé : une perte pour l’analyse géopolitique – France Soir – 13 mai 2025
De nombreux podcasts sont consacrés à son décès, avec toujours cette tonalité suspicieuse.
En bref, personne ne sait rien, mais le suicide n’est pas une explication qui arrange les affaires de nos fachos. Le contexte de la guerre menée par la Russie, alliée objective de ces « patriotes qui ont des doutes en toute bonne foi« , vient alimenter cette tendance. Et c’est dans cet écosystème qu’apparaît l’article sur le blog Boris Karpov.
Colonel Jacques Hogard
« Le colonel Jacques Hogard lui même qui le connaissait bien est persuadé que les « services » pourraient ne pas être innocents »
Comme Eric Denécé, il faisait parti du cercles autour du courrier des stratèges et de son animateur, Eric Verhaeghe, conspirationniste participant à répandre des hoax sur le COVID ou des théories du complot comme le grand reset.

Ce colonel à la retraite est connu pour sa participation à la manif pour tous en 2013. Mais depuis, il s’illustre surtout par sa participation aux réseaux de désinformation pro-russes.
Son invité spécial « décryptage », le colonel Jacques Hogard, explique l’essentiel des tensions par l’agressivité de l’Alliance atlantique envers Moscou. « L’Otan est dans une stratégie d’encerclement [qui] touche aux intérêts vitaux de la Russie », assurait-il, avant d’évoquer une thèse complotiste selon laquelle la révolution populaire de Maïden, en 2013, aurait été une révolte « fasciste ». « Je pense que l’Otan est une organisation fauteur de guerre aujourd’hui », martèle-t-il.
« Les Américains arrivent à leurs fins »: comment Sputnik et RT désinforment sur l’Ukraine – L’express – 27 février 2022
Général Dominique Delawarde
Le général Delawarde, en revanche, est une vieille connaissance. Vous vous souvenez de cet appel au putsch des généraux en 2021 ? Il était l’un des signataires de cet appel, et déjà à l’époque, tous les feux étaient au rouge. Ce dernier contribuait au site Réseau International animé par Thierry Meyssan.
Lui aussi est décédé récemment, et pour l’autrice de l’article sur Boris Karpov, là encore, le parfum de la suspicion. Un AVC fatal à 76 ans n’est pas vraiment rare, mais quand même, ajoutons-y une petite touche de complot.
Là encore, discours complotiste et d’extrême droite. Les bras nous en tombent ! On lui attribue même la paternité de la maxime antisémite « Mais qui ? » à l’époque des gilets jaunes. mais ce qui nous intéresse ici, ce sont surtout ses amitiés pro-russes.

Nous pourrions même le considérer comme pro-actif dans l’écosystème désinformationnel, allant jusqu’à être un observateur conciliant lors d’élections en Russie aux côtés d’Yvan Benedetti.
Au premier rang de ces collaborateurs, l’inénarrable général – en retraite – Dominique Delawarde. Un homme dont un passage sur CNews en juin 2021 a donné naissance à l’expression antisémite «mais qui ?» devenue un code pour désigner les Juifs, cette «communauté que vous connaissez bien» selon les mots de l’ancien militaire. Qui est aussi un militant d’extrême droite, donnant régulièrement des conférences avec le mouvement antisémite Egalité & Réconciliation d’Alain Soral ou avec les catholiques intégristes de Civitas, dissous pour leurs discours racistes, leurs hommages au régime nazi et à la collaboration et leurs appels à l’insurrection. Invité récurrent des canaux de «réinformation» ainsi que sur la chaîne francophone russe RT, l’ancien militaire comptait également parmi les signataires de la «tribune des généraux» aux relents factieux, publiée par Valeurs actuelles en avril 2021.
Ancien général, élu, militant d’extrême droite : les cautions françaises de la réélection de Poutine – Libération – 18 mars 2024
Le réseau
Ces quelques officiers se caractérisent donc par leur discours pro-russes, dans un contexte de conflit ouvert, mais également par leur participation aux canaux de réinformation (cette stratégie de désinformation consistant à créer des canaux de communication). Eric Denécé était peut être l’un des figures les plus « acceptables » de cette sphère, ce qui en fait une perte conséquente. Et ce qui explique, de fait, le complotisme latent qui agite cette sphère actuellement.
Ce qui est fascinant ici est l’aura dont ils bénéficient sur des canaux russes francophones. La raison est évidente. Mais jetons un œil à ce site justement.
Regardons ici le site Boris Karpov. Pour rappel, il s’agit de l’une des sources privilégiées de la plateforme Pravda. Un encart sur le côté (dans la sidebar) renvoie vers Rusreinfo, un presque clone de Boris Karpov. Les similarités dans la structure du site et le contenu nous laissent penser que les deux sont administrés par les mêmes personnes.
Notons que les deux sites pointent l’un vers l’autre. Rusreinfo propose un encart similaire vers Boris Karpov.
Les comptes Telegram montrent une vraie différence de visibilité. 17 000 abonnés pour Boris Karpov, à peine 550 pour Rusreinfo. On reconnaît ici un pattern familier : créer plusieurs sites, et privilégier celui qui marche le mieux. Les autres serviront de sites de secours en cas de blocage.
L’autrice
L’autre élément déterminant est l’autrice. L’article aurait pu être généré par ChatGPT, mais il est peu probable que ça soit le cas ici, ce qui dénote dans la stratégie russe. Le papier est signé par une certaine Valérie Bérenger (écrit parfois Béranger). Le site Boris Karpov héberge la prose de madame Bérenger depuis février 2024, en précisant que la plupart des papiers ont été diffusée en premier sur… Rusreinfo.

Valérie Bérenger est publiée sur ce dernier site depuis le 17 janvier 2024 et bénéficie même d’une présentation… sans équivoque ! En cherchant si son nom apparaît encore sur d’autres sites similaires, nous tombons surtout un site que nous connaissons bien, Riposte Laïque ! En effet, VB y publie ses écrits depuis le 16 juillet 2021. Et le moins qu’on puisse dire est qu’elle y est prolifique, pas moins de 135 articles. Sans grande surprise, on la retrouve donc sur Résistance Républicaine où elle signe trois articles. Plutôt Tasin que Cassen, donc.
Comme madame Béranger est journaliste, une simple recherche sur un moteur de recherche nous mène donc à une Valérie Béranger qui dénonce une usurpation d’identité.
Nous découvrons donc que l’ancienne journaliste de LCI a porté plainte contre Christine Tasin, propos confirmés par l’intéressé qui déroule avec un certain style son interrogatoire sur Résistance Républicaine :
J’ai donc découvert que j’étais convoquée pour la plainte d’une certaine Valérie Béranger qui, le 17 juillet, m’avait fait un caca nerveux, m’accusant d’usurpation d’identité pour avoir publié un article de Riposte laïque dont l’auteur a pour nom ou pseudo Valérie Béranger.
[…] Vous lirez sous l’article et dans les commentaires les attaques de la donzelle et mes réponses. Le nom de l’auteur de l’article ayant été modifié dans les 2 heures qui ont suivi les échanges (Bérenger au lieu de Béranger) puisqu’il s’agissait d’un pseudo et non d’un nom après vérification auprès de Riposte laïque.
Apparemment ça ne suffisait pas à l’excitée qui est allée déposer plainte assez rapidement.
https://resistancerepublicaine.com/2021/09/10/bizarre-une-simple-plainte-dune-valerie-beranger-contre-moi-traitee-en-1-mois-et-demi/
Tasin finit par solutionner le problème en transformant le a de Béranger en e. Nous avons donc l’explication de l’orthographe variable de ce pseudo.
Mais en tout état de cause, nous avons ici un élément intéressant à creuser, Riposte laïque a un lien avec la désinformation russe. Un lien concret.
Le réseau TVS24
Riposte laïque a, depuis quelques années, une stratégie publique reposant sur des narratifs de harcèlement judiciaire (curieusement, quand on tient des propos tombant sous le coup de la loi, quand on diffame, on risque de se retrouver au tribunal). La réponse tactique a été une délocalisation de la structure.
C’est d’ailleurs écrit noir sur blanc dans les mentions légales : un directeur de la publication en Israël et un site hébergé en Russie. Riposte laïque revendique même un responsable des relations internationales, un certain Alexei Serguevtich Berkov. Amusant pour une site franco-français qui ne parle qu’aux français.
Ce Berkov est même l’auteur de deux articles sur Riposte laïque, les deux faisant la promotion d’une plateforme d’hébergement de vidéos, TVS24. C’est là que la ressemblance entre les sites du duo Cassen/Tasin et Boris Karpov/Rusreinfo devient saisissante. Les sites se ressemblent énormément.

Mais ça reste un peu léger.
Le journaliste de Blast Nicolas Quénel a mené l’enquête sur le canal Telegram Réseau libre. En 2023, ce réseau, ex Eurocalifat, publiait une liste de magistrats à abattre. Se cache derrière ce site un certain Joël Sambuis, réfugié à Moscou. Nos camarades des Sleeping Giants ont démontré que Sambuis était derrière un réseau de sites web, regroupés derrière la plateforme TVS24.
En multipliant les coups d’éclat ces dernières années, ce site d’extrême droite radicale a attiré l’attention de Sleeping Giants. En commençant à enquêter sur ses activités début 2024, les membres de ce collectif de lutte contre la haine en ligne n’ont pas mis longtemps avant de faire quelques découvertes. Rapidement, ils comprennent que Réseau Libre est intimement lié à TVS24. Cette plateforme sert à héberger des sites et vidéos. Elle promet à ses utilisateurs de les « protéger de la censure occidentale » contre rémunération.
Selon plusieurs sources, Top-Video Service 24 aurait pu être créé par la société russe Sokol (faucons, en français). Sokol est également le nom d’une société de sécurité privée dirigée à l’époque par Xavier Moreau, un des plus gros « influenceurs » français au service du Kremlin. Coïncidence ? Interrogé, Moreau dément formellement auprès de Blast être lié à cette initiative. Il l’assure également : il ne connaît « ni Joël Sambuis », « ni cette plate-forme ».
Quoi qu’il en soit, profitant du code (très) rudimentaire du serveur, les activistes de Sleeping Giants sont parvenus à dresser une liste de 40 sites web, la plupart inactifs, qui y sont directement liés. Dans le lot, on retrouve deux versions de Réseau libre mais aussi d’autres publications d’extrême droite, dont la paternité a également été attribuée par le passé à Sambuis.
Réseau libre : Bons baisers de Moscou, avec toute notre haine – Nicolas Quénel – Blast
Ce pionnier de la fachosphère continue donc son œuvre plus de 20 ans après SOS racaille, et entretient des liens avec Pierre Cassen. On retrouve dans le schéma ci-dessous réalisé par Blast : Boris Karpov et Rusreinfo, mais également des sous-domaines pour les sites de Pierre Cassen.

Conclusion
Nous avons donc ici une véritable stratégie pensée depuis Moscou qui vise à soutenir la fachosphère française. Riposte Laïque et Résistance républicaine ont beau être des sites modestes, à la résonance limitée, ils s’inscrivent dans un écosystème.
L’ensemble des animateurs de ces sites passent un temps fou à établir des passerelles. Du contenu de fond sur les sites, relayé par un maillage dense de sites et de comptes sur Telegram puis Twitter/X. Cette porosité est entretenue consciemment, avec l’aimable soutien de la Russie.
Valérie Bérenger incarne particulièrement ce rôle : une rage infinie contre la France trahie, un fantasme de résistance contre le déclin et la décadence de l’occident, elle disserte à l’infini sur les sujets du moment. Sa première marotte fut la vaccination lors du Covid, remplacée par l’obsession antimacroniste quand le monde a voulu passer à autre chose. À partir de février 2022, la Russie devient l’ami à soutenir, dans l’intérêt supposé de la France.
Dans ce contexte, certains officiers aux discours conservateurs et à la tonalité sabre et goupillon deviennent les stars d’une sphère où les désinformateurs sont les rois.
Le but est simple. Cet ensemble de producteurs de contenus et ce maillage de site ont une fonction, créer une chambre d’écho qui amplifie un discours dans le cadre d’une alliance objective : une extrême droite française qui s’imagine résistante contre un ordre décadent et la Russie qui a tout intérêt à soutenir ceux qui sont prêts à foutre le boxon en France, et plus largement en occident.